*Par Germain-Hervé MBIA YEBEGA
Pour Iwacu, le politologue analyse le difficile renouvellement d’une classe politique dont la mue demeure malheureusement circonscrite à la querelle tripartite Bédié-Gbagbo-Ouattara.
Quarante-cinq dossiers de candidature ont été déposés à la Commission Electorale Indépendante (CEI), à Abidjan, en vue de l’élection présidentielle du 31 octobre 2020. La préparation de ce scrutin, censé être le point charnière du « basculement générationnel » souhaité par la majorité silencieuse des Ivoiriens engagés dans la recomposition du champ politique de leur pays, se heurte à un point de crispation : la candidature du chef de l’Etat pour un troisième mandat consécutif. Les interprétations à géométrie variable de la Constitution de 2016 mettent ainsi en présence des constitutionnalistes, des Hommes politiques et des glosateurs de tous bords, dont la trame de propos est souvent moins révélatrice des enjeux capitaux de la construction de l’Etat que d’une appréhension personnalisée et partisane de leur propre positionnement. Ces prises de position traduisent, d’une part, l’importance des enjeux de la fonction présidentielle; elles nécessitent, d’autre part, de revisiter les exigences d’une responsabilité partagée.
Etre Président ou rien !
Les dirigeants des trois grands partis politiques (PDCI-RDA, FPI, RDR) ont eu à diriger ou dirigent la Côte d’Ivoire depuis 1993. Ils sont ainsi et à différents égards, les successeurs putatifs ou présumés de Félix Houphouët-Boigny. Au titre de leurs projections présidentielles, ils ont promu alliances et mésalliances entre eux depuis 1995. Les trajectoires de cette transhumance opportuniste sont un des reflets d’une présidentialisation exclusive de leur projet politique.
Le comité des candidatures du PDCI-RDA au prochain scrutin révèle, dans ses motivations de choix, que Monsieur Henri K. Bédié est « le principal financier du parti ». Une lecture à postériori des justifications de sa candidature à l’élection présidentielle peut apporter ainsi un éclairage sur le retrait de « son parti » de la plateforme du RHDP dont il avait été un des principaux fondateurs en 2005.
P. Affi N’Guessan, candidat du FPI à l’élection présidentielle admettait, lui, qu’un retour de Laurent Gbagbo (« leader naturel du FPI ») en Côte d’Ivoire, équivaudrait à un soutien de la candidature de celui-ci à la magistrature suprême, s’il en manifestait le désir. Dans le même ordre d’idées, l’ancien chef de l’Etat bénéficie, bon gré mal gré, du soutien de groupes dont il faut revisiter toute la sémiotique du discours (« Gbagbo Ou Rien » -GOR, etc.).
En recevant à son domicile les hommages et remerciements des élites de la région d’origine du nouveau Premier Ministre Hamed Bakayoko, A. Ouattara expliquera en partie les raisons de sa nouvelle candidature à l’élection présidentielle, par le fait que la préparation de son dauphin désigné (A. Gon Coulibaly, décédé le 8 juillet) lui avait pris trente ans ! Se retrouvant dans l’impossibilité de mettre sur orbite un candidat de remplacement à quelques semaines du scrutin, il lui revenait de prendre ses responsabilités. Il endossera, en conséquence la stature d’un Deus ex machina salutaire, dans son discours du 6 août, le pays étant, selon lui au bord du précipice, s’il était confié à la gestion de toute autre personne que lui-même.
Le contrôle du pouvoir de l’Etat est donc capital : il s’exerce de manière exclusive, donnant droit à d’immenses gratifications et privilèges (matériels, économiques et financiers, sécuritaires et symboliques). Il confère même le droit de vie et de mort sur ses adversaires. Il est, enfin, un puissant moyen de repositionnement dans la conjecture et la construction des imaginaires locaux : entre les funestes approches de « l’Ivoirité » et le « rattrapage » ethnique dans les nominations dont a malencontreusement fait cas le chef de l’Etat en 2012, il y a eu les nombreuses incertitudes et les aléas improbables de la « refondation ».
Responsabilité agissante et partagée
La Constitution de Côte d’Ivoire de 2016 a fait l’objet d’âpres débats à l’Assemblée nationale. Votée par les députés, elle a été soumise à référendum et plébiscitée par l’ensemble du corps électoral. Les dénonciateurs des écueils soulevés aujourd’hui surprennent : la majorité de ces adversaires de circonstance de la candidature du chef de l’Etat en ont été de puissants appuis, lors du processus de vote de cette loi constitutionnelle à l’Assemblée nationale.
Le discours de celui-ci à propos de son éventuelle candidature à l’élection présidentielle a d’ailleurs été ausculté, des mois durant. Ainsi, lors de sa visite dans la région du Hambol en fin novembre 2019, il préviendra ses anciens alliés à Katiola, en termes fort clairs : « Mon intention, c’est bien de passer le pouvoir aux nouvelles générations. Mais, je veux que tous ceux de ma génération comprennent que notre temps est passé, et que nous devons tous nous mettre de côté. Donc, si eux ils deviennent candidats, je serai candidat. »
La dimension personnelle et intime de l’affrontement entre les trois têtes de proue de la vie politique en Côte d’Ivoire participe bien donc de l’exigence de responsabilité citoyenne, républicaine et politique dont a besoin la Côte d’Ivoire. Laquelle exigence de responsabilité voue aux gémonies toutes les prétentions prométhéennes des uns et des autres, pour les resituer dans la normalité des transactions sociales et politiques qui sont au croisement de la construction du pacte républicain.
Que les consuls prennent donc garde ! Et que les composantes de la société civile se retrouvent, en permanence, face à leurs responsabilités. Au-delà de la démesure des appétits politiques individuels et de clans, il faudrait s’engager résolument dans le renouvellement d’une classe politique et dirigeante dont la mue demeure malheureusement circonscrite à la querelle tripartite Bédié-Gbagbo-Ouattara.
Il faudrait également savoir tirer des leçons de sa propre histoire : la survivance des ambiguïtés dans le texte constitutionnel conduit à en amoindrir la lisibilité et la compréhension : il faut se souvenir des travers de la Constitution de 2010 sur les conditions d’éligibilité des candidats à la présidence de la république. Les débats violents qui ont cours délégitiment, en partie, le processus électoral qui est enclenché. Ils sont un facteur aggravant des fractures d’une crise politique et sociétale dont la Côte d’Ivoire a entrepris de se remettre. Pour autant, un désaccord sur l’appréhension d’une disposition de la Constitution ne saurait justifier la mise à sac des villages et des villes, le déclenchement d’une insurrection notamment, par la suscitation et/ou l’exacerbation des tensions intercommunautaires existantes.
Le bénéfice global d’une telle projection nous semble bien loin des attentes de la grande majorité des Ivoiriens, qui ont décidé de tourner définitivement le dos aux drames de la décennie de guerre civile que la Côte d’Ivoire a connue, et qui veulent continuer de participer à la construction de l’Etat : une œuvre laborieuse et fort périlleuse par ces temps.
Lexique :
• PDCI-RDA : Parti Démocratique de Côte d’Ivoire-Rassemblement Démocratique Africain
• FPI : Front Populaire Ivoirien
• RDR : Rassemblement Des Républicains
• RHDP : Rassemblement des Houphouëtistes pour la Démocratie et le Progrès
*Germain-Hervé MBIA YEBEGA, Politologue, de nationalité camerounaise
Chercheur et Consultant en Relations Internationales et Stratégiques, il assure des enseignements de Science politique et de Relations Internationales et Stratégiques à l’Université de Maroua et à l’Université Catholique d’Afrique Centrale (Cameroun)
Il est par ailleurs associé à plusieurs laboratoires de recherche, et l’auteur d’un certain nombre d’articles sur le Burundi.
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