Douglas l’aîné, 15 ans, court à ma rencontre et m’étreint. Je sens son cœur battre fortement. Timmy, le cadet, 10 ans, est plus réservé. Les deux garçons de Jean Bigirimana paraissent en bonne santé. J’ai souvent parlé au téléphone avec Godeberthe, « Gode », la maman, à l’époque de l’enlèvement de notre collègue en juillet 2016. C’est notre première rencontre. Menacés, dans la foulée de l’enlèvement du père de famille, « Gode » et ses deux garçons ont fui.
La petite famille habite une petite maison dans la périphérie de Kigali. Nous nous installons dans un salon. Trois meubles, une table. C’est modeste et propre. L’émotion est palpable. Le silence domine. J’essaie de meubler la conversation, comme je peux.
Douglas me regarde, le visage traversé par un large sourire. Je sens qu’il veut dire quelque chose. Mais il n’ose pas. Je suis gêné. Et c’est Gode qui parle pour lui.
– Il veut savoir s’il n’y a aucune nouvelle de papa
Le regard du gamin se fixe sur moi. Il veut, il attend une réponse.
Je perds pied. Je ne m’attendais pas à cette question. Je suis perdu. Un silence lourd s’installe entre nous.
« Antoine, expire… inspire. 15 secondes. Expire… inspire. 15 secondes .»
J’essaie d’appliquer une technique issue du yoga que j’ai lue dans un bouquin. « Quand vous êtes oppressé », disait le livre.
Sauf que le truc ne marche pas. J’ai une boule dans la gorge. J’ai envie de me précipiter pour prendre le fils de Jean Bigirimana qui me fixe dans mes bras. J’ai envie de le serrer, de pleurer.
Mais dans notre pays, un homme ça ne pleure pas. On nous l’a seriné depuis tout petit.
Les larmes d’un homme coulent dans son ventre.
Mille pensées s’entrechoquent dans ma tête. Cet enfant veut des nouvelles de son papa. Je suis père aussi. J’ai mal. Que lui dire ? Que je ne sais rien ? Que ce 22 juillet 2016, son papa, Jean Bigirimana, n’a plus donné un signe de vie depuis qu’il est entré dans ce pick-up aux vitres fumées à Bugarama ?
Dans ce petit salon se joue un drame terrible. Nous sommes un « concentré du mal burundais. »
– Aucune nouvelle de papa ?
Au cours de notre terrible histoire, des pères de famille ont été arrêtés par les services de l’Etat. Comme Jean Bigirimana. En 1972, des pères de famille ont répondu à une convocation et ne sont plus jamais rentrés. Des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de gamins se sont déjà posé cette question sans réponse. Ils ont grandi avec cette douloureuse interrogation.
Pour briser ce silence qui s’éternise, je lâche, maladroitement.
– Tu te souviens de papa ?
Un sourire illumine Douglas.
– Oui, je me souviens bien de lui.
En 2016, il avait 8 ans. Quel souvenir le jeune enfant garde de son père ? « Gode » me raconte que les deux garçons étudient grâce à la Maison Shalom. Douglas est interne dans un collège et c’est un bon élève. Merci à « Maggy » pour sa générosité qui permet à ces enfants d’étudier.
La veuve de Jean Bigirimana tient à saluer « la solidarité des journalistes en exil au Rwanda. » Certains lui ont rendu visite. Un grand merci aux confrères.
Godeberthe veut toujours la justice pour son mari, elle voudrait faire son deuil, s’incliner sur le lieu où repose le père de ses enfants. Pour son mari, elle n’a rien.Ni tombe ni justice.
Timmy le cadet est trop taiseux. Il me fait penser à un passage dans Les Orientales de Victor Hugo.
Le poète demande à un enfant meurtri ce qu’il souhaite « pour pouvoir sourire ».
Et l’enfant lui répond :
– Ami, je veux de la poudre et des balles »
En partant, j’ai un peu peur pour Douglas et le petit Timmy. Une fois adultes, quelles seront les séquelles de cette enfance amputée du père, cette innocence volée ?
Godeberthe, est une femme courageuse. Avant le Covid, elle vendait des légumes au marché. Elle a fait faillite. Le 22 juillet 2016 à Bugarama, ceux qui ont arrêté Jean Bigirimana n’ont pas broyé une seule vie. Mais trois : celle de Douglas, Timmy et Godeberthe.
Trois blessés, meurtris à vie.
Souhaitons à cette jeune veuve et ses deux garçons de garder malgré tout foi dans la vie. Et au petit Timmy d’apprendre à sourire.
PS : Des lecteurs m’ont demandé de pouvoir aider cette famille. Ils peuvent entrer en contact avec moi : [email protected]
Cher Kaburahe
Je découvre dans cet article une phrase de ma fille “ un concentré de mal burundais” . Et c’est tellement vrai lorsqu’on suit ce qui se passe dans notre pays . Je ne sais si on s’en sortira un jour , aucun signe de changement ne se profile à l’horizon
Merci