Dans le Burundi traditionnel, le soir, au coin du feu, la famille réunie discutait librement. Tout le monde avait droit à la parole et chacun laissait parler son cœur. C’était l’heure des grandes et des petites histoires. Des vérités subtiles ou crues. L’occasion pour les anciens d’enseigner, l’air de rien, la sagesse ancestrale. Mais au coin du feu, les jeunes s’interrogeaient, contestaient, car tout le monde avait droit à la parole. Désormais, toutes les semaines, Iwacu renoue avec la tradition et transmettra, sans filtre, la parole longue ou lapidaire reçue au coin du feu. Cette semaine, au coin du feu, Sylvestre Ntibantunganya.
Votre qualité principale
J’aime être pragmatique et flexible dans la concrétisation des valeurs auxquelles je crois et pour réaliser ce à quoi j’aspire.
Votre défaut principal
Quelques fois têtu par rapport à ce que je crois.
La qualité que vous préférez chez les autres
L’ouverture d’esprit et la tolérance
Le défaut que vous ne supportez pas
L’intolérance et la volonté d’anéantissement de l’autre
La femme que vous admirez le plus
Plutôt quatre : (1) la femme par laquelle l’incarnation de Jésus-Christ, notre Sauveur, s’est faite : Marie, (2) la femme qui m’a mis au monde, ma mère Renata Bakanibona, (3) la femme qui a payé le tribut de mon engagement politique : ma première épouse Eusébie Nshimirimana assassinée à ma place le 21 octobre 1993 et la femme avec laquelle je partage ma vie depuis 1995 : mon épouse Pascasie Minani.
L’homme que vous admirez le plus
Dans l’histoire du Burundi, il y a deux hommes que j’admire beaucoup pour leur engagement pour l’honneur et la dignité du Burundi et des Barundi : le Prince Louis Rwagasore, « Héros National de l’Indépendance » et le Président Melchior Ndadaye, « Héros National de la Démocratie ». Si le premier ne m’est connu qu’à travers ce qui m’a été raconté ou ce que j’ai lu, il n’en est pas de même pour le deuxième avec lequel nous avons beaucoup construit ensemble pendant 14 ans, du 2 mai 1979 au 20 octobre 1993 !
Votre plus beau souvenir ?
La victoire de mon ami Melchior Ndadaye à l’élection présidentielle du 1er juin 1993. Cette date est pour moi celle de l’inversion dans la vie politique du Burundi depuis le recouvrement de sa souveraineté le 1er juillet 1962.
Votre plus triste souvenir ?
La nuit du 20-21 octobre 1993. Elle a été marquée par le déclenchement du coup d’État qui s’est matérialisé dans l’assassinat du président de la République, Melchior Ndadaye et de certains de ses collaborateurs qui étaient tous des amis. C’est le jour où ma première épouse a été également assassinée. Ce fut pour le Burundi le début d’un long cauchemar.
Quel serait votre plus grand malheur ?
Une impossibilité de tolérance, de cohabitation et de complément entre les diversités que connaît le Burundi.
Le plus haut fait de l’histoire burundaise ?
Le recouvrement de la souveraineté nationale le 1er juillet 1962.
La plus belle date de l’histoire burundaise ?
Le 1er juin 1993 quand le peuple burundais a pu élire, pour la première fois dans son histoire, son chef d’État dans un environnement démocratique marqué par la compétition de plusieurs candidats, dont le Chef de l’État sortant.
La plus terrible ?
Le 21 octobre 1993 avec l’assassinat du Président de la République démocratiquement élu le 1er juin 1993 et de certains de ses collaborateurs, les violences innommables à caractère politique et ethnique et la guerre civile impitoyable qui ont suivi.
Le métier que vous auriez aimé faire ? Pourquoi ?
Durant mon enfance, j’aspirais à être prêtre. C’est pourquoi au sortir de mon école primaire, je suis allé au séminaire de Mugera que j’ai quitté malheureusement à la fin du premier cycle des humanités. Puis il m’est venu l’idée de m’engager à l’armée. Cela n’a pas non plus marché. Quand j’ai terminé mes études universitaires avec un diplôme de licencié en histoire-géographie, je pensais que j’étais alors prédestiné à l’enseignement. Mais on m’a dit qu’il n’y avait pas de place ! C’était en 1984 ! Un concours de circonstances a fait que durant ma vie professionnelle, le seul métier que j’ai exercé soit celui de journaliste (1984-1987). Ce fut un fait de hasard. Par contre, depuis 1979, je me sentais vraiment avec une vocation politique.
Votre passe-temps préféré ?
Je regarde quelques fois la télévision, suis l’une ou l’autre émission à la radio. Il m’arrive aussi de surfer sur les réseaux sociaux.
Votre lieu préféré au Burundi ?
Celui où je vis aujourd’hui. Il me donne une excellente vue sur le lac Tanganyika qui est une richesse naturelle incommensurable.
Le pays où vous aimeriez vivre ? Pourquoi ?
Il n’y a pas de meilleur pays que ma patrie, le Burundi : je m’y plais très bien.
Le voyage que vous aimeriez faire ?
J’aimerais découvrir la réalité des pôles.
Votre rêve de bonheur ?
Un Burundi totalement protégé des heurts et exclusions liés à ce que l’on est de par ses origines naturelles, mais aussi tolérant des autres diversités.
Votre plat préféré ?
Un poulet local rôti à l’huile d’olive accompagné de bananes.
Votre chanson préférée ?
Une chanson en kirundi qui s’adresse à un jeune homme (musore uri mu bigero…)
Quelle radio écoutez-vous ?
Plusieurs : RFI, VOA, BBC, Radio nationale et Isanganiro.
Avez-vous une devise ?
C’est en se trompant qu’on apprend. Il n’y a de pire chose que de n’avoir pas essayé.
Votre souvenir du 1er juin 1993
J’en ai plusieurs. Il y a d’abord l’image de mon épouse, Eusébie Nshimirimana. Elle avait accouché le 30 mai 1993 et sentait encore des douleurs d’enfantement. Mais elle a tenu absolument à aller voter. Elle est allée au bureau de vote en s’appuyant sur une canne. Il y a ensuite la joie que j’ai ressentie vers 3 heures du matin quand les résultats que j’avais à ma disposition révélaient une victoire incontestable de mon ami Melchior Ndadaye. C’est enfin la sagesse dont ont fait preuve les Barundi qui venaient d’élire Ndadaye. Ils n’ont pas été excessivement exubérants.
Votre définition de l’indépendance ?
La jouissance des libertés dans l’environnement national et le droit de prendre souverainement ses décisions dans les relations internationales. Mais la souveraineté internationale est difficile à défendre quand sévissent à l’intérieur des contradictions cruelles. D’autre part, le monde d’aujourd’hui est si interdépendant qu’il peut y avoir des fiertés inappropriées quand on veut défendre les vrais intérêts nationaux.
Votre définition de la démocratie ?
Un système avec des droits et obligations interdépendants : libertés publiques promues et respectées, droits de l’homme protégés et promus, une presse libre et indépendante tout en étant responsable, une société civile libre, dynamique et agissant dans la responsabilité, des élections véritablement plurielles et libres, le devoir de redevabilité des élus…C’est un maillon de plusieurs chaînes.
Votre définition de la justice ?
Un pouvoir pour réconcilier le citoyen avec lui-même d’une part et d’autre part pour réconcilier le citoyen avec des tiers, y compris l’État et l’ensemble de la communauté nationale et internationale sur base de lois et de conventions (internationales) justes et équitables.
Si vous redeveniez président de la République, quelles seraient vos deux premières mesures ?
Cela dépendrait de quand. En tout état de cause, un Chef d’État doit, à mon avis, pouvoir travailler dans la confiance de et avec son peuple. Il doit également se comporter d’une manière qui rassure les autres acteurs investis dans divers aspects de la vie nationale, dont les partis politiques, les confessions religieuses, la société civile et la presse.
Il faut des mesures et des comportements qui confortent la confiance et la sérénité dans le pays en garantissant à l’ensemble des Barundi leurs droits de vivre libres dans leur pays.
Que pensez-vous avoir réussi durant votre présence à la tête de l’État?
D’abord j’ai un regret profond : ne pas avoir réussi à garantir la paix et la sécurité pour les Barundi alors que c’est cela le premier job d’un Chef d’État. Il est vrai que cela ne dépendait pas de moi. Mais je suis également fier de deux choses. D’abord, la gestion de la mort de mon prédécesseur et ami Cyprien Ntaryamira. Le Burundi n’a pas basculé dans l’ « apocalypse finale » comme d’aucuns le redoutaient. Ensuite, la mise en avant de négociations inclusives pour résoudre le conflit burundais.
Il ne faut pas que les Barundi oublient que c’est moi qui ai lancé le processus des négociations d’Arusha quand, le 25 juin 1996, j’ai demandé une coopération régionale pour la protection des populations burundaises des exactions des forces belligérantes et l’organisation de négociations globales incluant les mouvements politiques armés, sous la médiation de Mwalimu Julius Nyerere. Cette perspicacité m’a valu le coup d’État du 25 juillet 1996!
Croyez-vous à la bonté naturelle de l’homme ?
L’approche que l’homme nait bon mais que c’est la nature qui le corrompt me séduit. Pour éviter toute confusion, faudrait-il peut-être parler plus de l’environnement sous ses divers aspects que de la nature elle-même.
Pensez-vous à la mort ?
Ce serait illogique et irresponsable de ne pas y penser. Mais il faut davantage penser à comment mourir dans l’honneur et la dignité : laisser un bon nom dans le pays en général et dans sa famille en particulier (gusiga izina ryiza mu muryango no mu gihugu).
Si vous comparaissez devant Dieu, que lui direz-vous ?
Je lui dirai merci pour m’avoir créé et avoir fait de moi ce que j’ai été ou ce que je serai à la veille de ma mort.
Propos recueillis par Léandre Sikuyavuga