Dans le Burundi traditionnel, le soir, au coin du feu, la famille réunie discutait librement. Tout le monde avait droit à la parole et chacun laissait parler son cœur. C’était l’heure des grandes et des petites histoires. Des vérités subtiles ou crues. L’occasion pour les anciens d’enseigner, l’air de rien, la sagesse ancestrale. Mais au coin du feu, les jeunes s’interrogeaient, contestaient, car tout le monde avait droit à la parole. Désormais, toutes les semaines, Iwacu renoue avec la tradition et transmettra, sans filtre, la parole longue ou lapidaire reçue au coin du feu. Cette semaine, au coin du feu, Mgr Stanislas Kaburungu.
Votre qualité principale ?
Je ne la connais pas, je pense que d’autres la connaîtraient mieux que moi. Mais je dis la qualité que je souhaite, être vrai et clair dans mon comportement, dans mes rencontres avec autrui.
Votre défaut principal ?
Je suis parfois très dur envers autrui. Quand je rencontre quelqu’un dont le comportement n’est pas conforme à ce que je souhaite, j’ai tendance à le lui dire très durement.
La principale qualité que vous préférez chez les autres ?
Je préfère quelqu’un qui dit clairement ce qu’il pense, je ne demande pas qu’il soit de mon avis, mais qu’il dise clairement ce qu’il pense.
Le défaut que vous ne supportez pas chez les autres ?
Je pense que c’est exactement le contraire de ce que je viens de dire.
La femme que vous admirez le plus ?
C’est la femme qui m’a fait découvrir le sens de la vie, maman mais également d’autres femmes que j’ai rencontrées dans ma vie, qui m’ont montré combien elles sont attachées à la vie et qui m’ont aidé à respecter ma propre vie et celle d’autrui. Les femmes sont extraordinairement douées pour faire découvrir à nous les hommes que nous ne pouvons pas tout, que la vie se reçoit. On peut la donner mais on la reçoit surtout. On la reçoit d’autrui, on la reçoit de Dieu, on la reçoit des autres personnes qui sont de notre rencontre quotidienne. J’ai appris ça des femmes.
L’homme que vous admirez le plus ?
J’admire l’homme qui se laisse manger, qui accepte de se laisser manger par autrui, qui accepte non pas seulement de recevoir mais aussi de donner. Cet homme-là devient père de famille même s’il n’a pas fondé un foyer. Cet homme-là qui accepte de donner, peut-être de donner même plus qu’il ne reçoit, je l’admire.
Je pourrais donner l’exemple de Rwagasore que j’ai rencontré pour la première fois en 1956 à Gitega quand nous avons fêté le 40ème anniversaire de règne du roi Mwambutsa. Ce jeune homme-là, il n’était pas encore marié, je l’ai vu se lever parce que nous avons entonné l’hymne « Gisabo Hangama » et a obligé à tous blancs présents de se lever même s’ils ne comprenaient rien.
Je l’ai rencontré trois ans plus tard en 1959 avec sa jeune épouse Ntamikevyo à la paroisse de Muhanga où j’étais en vacance. L’année suivante, en 1960, il est venu à Kinshasa où j’étais étudiant et il nous a conduits lui-même dans un hôtel où il n’y avait que des blancs.
Cet homme-là, je l’ai admiré parce qu’il était prêt à se donner pour le bonheur de son pays et je continue à l’admirer aujourd’hui encore.
Votre plus beau souvenir ?
Ce sont les rencontres privées, quand on rencontre une personne et qu’on parle franchement des deux côtés, là on voit jusqu’à quelle profondeur nous pouvons atteindre dans nos relations quotidiennes. Je ne dirais pas un nom parce que j’en ai tellement, j’ai parlé des femmes, des hommes, je pourrais en citer des dizaines, des centaines, mais je préfère me taire là-dessus.
Votre plus triste souvenir ?
Quand je vois des hommes qui se tuent gratuitement alors qu’ils ne peuvent même pas faire comme le lion qui te mange quand il te tue. Nous tuons pour enterrer, c’est horrible. Nous avons beaucoup tué dans notre histoire et je suis témoin presque oculaire de beaucoup de tueries. En 1972, en 1988, 1993, comme évêque, je courais sur toutes les routes, j’étais presque omniprésent, j’ai vu des horreurs.
Le plus haut fait de l’histoire burundaise ?
Quand nous acceptons de rencontrer Dieu, nous marquons l’Histoire du Burundi. En 1948, j’avais 13 ans, j’ai vécu le jubilé de 50 ans de l’Eglise du Burundi, j’ai vécu le jubilé de 75 ans de l’Eglise du Burundi en 1973 et celui de 100 ans en 1998. Ce sont des Barundi comme nous qui ont rencontré Dieu, ce sont des choses que nous vivons intérieurement mais qui transparaissent dans notre vie. Le plus haut fait de l’histoire burundaise, c’est chaque jour que chacun de nous peut poser un acte historique en acceptant de rencontrer Dieu à travers les personnes que nous rencontrons.
La plus belle date de l’histoire burundaise ?
Le 1er juillet 1962, j’étais à Rome mais je l’ai vécue très intensément. Les Barundi qui étaient à Rome, nous avons fait une fête monstre parce que nous avons reconnu que le Burundi retrouvait sa souveraineté dont elle a joui pendant des siècles bien avant l’arrivée des Arabes, bien avant l’arrivée des Blancs. Le Burundi a renoué avec son histoire, c’est une date très marquante, on pourrait en citer d’autres mais celle-là est une date pour la nation burundaise.
La plus triste ?
La date où chacun de nous décide de se rebeller contre son voisin.
Le métier que vous auriez aimé faire ?
J’ai enseigné au Grand séminaire, j’ai été recteur de l’Université de Ngozi pendant 4 ans, c’est valable mais j’aurais aimé prendre le petit enfant à 5 ans, et l’aider à monter petit à petit. L’école est pour toutes les causes qui veulent durer une question de vie ou de mort. L’école a changé le Burundi, le fils de muganwa qui n’a pas fait l’école est devenu un vaurien, le fils du plus pauvre murundi qui a fait l’école est devenu un géant.
Votre passe-temps préféré ?
Maintenant que je suis évêque émérite, j’aime lire, j’ai beaucoup de livres, non pas seulement ceux du temps où j’étais moi-même étudiant mais des livres que j’acquiers actuellement. Je les commande soit en Amérique soit en Europe pour me tenir au courant, ou bien pour mieux connaître le passé.
Votre lieu préféré au Burundi ?
Là où je me trouve, je suis très heureux à Busiga. J’ai demandé de venir à Busiga pour ne pas gêner mon successeur à Ngozi, Mgr Gervais. Nous avons vécu ensemble pendant 2 ans, de 2000 à 2002, il était l’évêque-coadjuteur avec droit de succession. Quand j’ai donné ma démission au Saint père, j’ai demandé de m’installer à Busiga pour ne pas le gêner, et aussi, comme ce n’est pas très loin de Ngozi, pour qu’il puisse me poser l’une ou l’autre question en cas de besoin.
Le pays où vous aimeriez vivre ?
Le Burundi, parce que je suis Burundais. Je n’ai jamais eu la tentation de fuir le Burundi. Nous avons eu beaucoup de difficultés, mais cette tentation ne m’a jamais effleuré. Je n’aurais pas eu de difficultés de m’acclimater en Europe, je connais le français, l’italien, l’allemand, je pourrais trouver asile quelque part en Europe, mais mon pays c’est le Burundi, je suis trop attaché à ce pays.
Le voyage que vous aimeriez faire ?
J’aimerais refaire tous les voyages qu’a faits le premier évêque africain, l’ougandais Joseph Kiwanuka parce qu’il a ouvert la voie à nous tous, évêques africains. Il a été de 1939 à 1951 le seul évêque noir africain. J’aimerais refaire tous ses voyages pour revivre ce qu’il a vécu pendant ces années-là quand il était seul à porter cette responsabilité. Le Pape avait conditionné la nomination d’autres évêques africains par sa réussite. Il a vécu ce défi, et quand il a eu Rugambwa, à Bukoba et Bigirimana à Nyundo au Rwanda, il s’est senti vraiment soulagé.
Votre rêve de bonheur ?
Voir le Burundi en paix, voir les Barundi s’accepter mutuellement, voir les Barundi assis à la même table pour partager le peu dont ils disposent, et c’est tout à fait possible, c’est un rêve du possible.
Votre plat préféré ?
Je préfère manger tout ce que l’on me sert à table. Je n’ai pas d’exigence personnelle. Quand je me présente à table, je mange ce qu’on a préparé, pourvu que ça ne soit pas dur aux dents.
Votre chanson préférée ?
Je fais moi-même de la musique. Quand j’ai l’occasion, je me mets à l’harmonium et je me fais entendre jusqu’au ciel. J’aime chanter que la vie est belle. Plus qu’un titre, c’est une vie.
Quelle radio écoutez-vous ?
J’écoute la radio Burundi exclusivement pour entendre tous les malheurs et toutes les joies du Burundi. Nous sommes quatre religieux, les autres écoutent d’autres radios et me partagent les informations.
Avez-vous une devise ?
La vérité nous rendra libres.
Votre souvenir du 1er juin 1993 ?
J’ai participé au vote comme les autres, les élections étaient transparentes. Un autre souvenir, pendant qu’on les préparait, je quitte l’évêché et vais à l’économat général, je ne sais plus pourquoi, où je rencontre un ouvrier de l’économat général. Cet homme-là, il me dit sans que je ne l’aie interpellé, «qu’on ne nous fasse pas ce qu’on a fait en 1972 ». Lorsqu’on a tué le président Ndadaye, nous avons vu des malheurs, c’était la vengeance des Bahutu contre les Batutsi en 1972, sans secours. J’ai été sur toutes les routes, non pas pour calmer les gens, je ne le pouvais pas, mais pour voir de mes propres yeux.
Votre définition de l’indépendance ?
L’indépendance, c’est accepter de vivre avec les autres, de vivre avec les autres indépendants, c’est l’interdépendance. Indépendance vis-à-vis de la Tanzanie, du Rwanda, de la RDC, mais dépendance par rapport à eux et vice-versa car on ne choisit pas ses voisins. Nous sommes condamnés à être interdépendants avec le Rwanda, la Tanzanie, la RDC.
Votre définition de la démocratie ?
C’est accepter que le voisin soit différent. Ici au Burundi, pour moi, le problème ethnique est nul et inexistant, nous ne nous battons pas parce que nous sommes de telle ethnie mais plutôt à cause des biens que nous pourrons en tirer. Dans chaque parti se trouvent réunies toutes les ethnies, on se bat pour ce qu’on peut tirer du poste que la démocratie vous assigne.
Votre définition de la justice ?
Remettre à chacun ce qu’il lui est dû et chaque Burundais a droit à être accepté dans ce pays avec les moyens dont il dispose. Nous n’avons pas tous les mêmes moyens mais qu’on respecte chacun et qu’on fasse respecter ses biens.
Si vous redeveniez jeune fraîchement sorti du petit séminaire, orienteriez-vous votre vie dans la prêtrise ?
Oui, volontiers et comme missionnaire. Si je pouvais recommencer ma vie, je me ferais missionnaire et je demanderais d’aller en Chine car l’Eglise unit le monde.
Si vous deveniez conseiller du pape, quelles seraient vos deux propositions au sujet de la pédophilie ?
Je n’aurais qu’une seule proposition : que les pédophiles soient punis très sérieusement.
Pensez-vous que l’Eglise catholique aurait un jour un pape noir ?
Maintenant que nous avons eu des prêtres, des évêques et des cardinaux, tout est possible. A titre d’exemple, le premier cardinal argentin a été nommé en 1935, mais c’est seulement en 2013 qu’on est allé chercher en Amérique latine le premier pape non européen. Le Pape François est d’origine européenne mais il est né là-bas. Aujourd’hui, il y a beaucoup de cardinaux en Afrique. Le pape peut-être élu en Afrique tout comme en Asie. Nous avons eu le premier évêque africain en 1939 et le premier cardinal en 1960. Aujourd’hui, tout est possible.
Pensez-vous que l’Eglise pourra autoriser un jour le mariage des prêtres ?
S’il y a des prêtres qui ne sont pas fidèles à leurs engagements, c’est une évidence, nous le reconnaissons mais ce n’est pas une raison de dire aux autres, mariez-vous !
C’est comme si on se disait, puisqu’il y a des hommes qui sont infidèles à leurs femmes, permettons-leur d’être polygames. Ce n’est pas une solution, ce n’est pas une solution, ce n’est pas une solution.
Je pense que la discipline de l’Eglise latine selon laquelle les prêtres s’engagent au célibat sera maintenue même s’il y en a l’un ou l’autre qui n’arrivent pas à tenir son engagement.
Quel avenir des enfants nés des prêtres ?
Il faut que ces prêtres quittent le sacerdoce pour le bien des femmes avec lesquelles ils ont eu ces enfants et pour le bien de ces derniers, c’est mon avis.
Croyez-vous à la bonté humaine ?
Nous la vivons chaque jour et elle existe beaucoup autour de nous mais ce qui nous fait oublier la bonté humaine, c’est que nous voyons beaucoup de méchancetés.
Pensez-vous à la mort ?
Maman est morte à 31 ans, elle était très jeune, j’allais avoir 9 ans, papa à 48 ans, en 1958, je venais d’avoir 23 ans. Je suis devenu évêque à 33 ans, très jeune. Je n’ai jamais pensé qu’un jour je pourrais faire l’addition de l’âge de papa et maman, 79 ans. Aujourd’hui j’ai 84 ans, j’ai ajouté 5 ans de plus, je suis increvable. La mort ne me fait pas peur, je demande à Dieu de mourir honnêtement, de ne nuire à personne. A 84 ans, quand on a vécu ce que j’ai vécu, la mort de papa, la mort de maman, la mort de Mgr Bududira, la mort de Mgr Ruhuna, nous étions ensemble au Petit séminaire et au Grand séminaire, je serai très bien accueilli, j’ai beaucoup d’amis qui vont m’accueillir, abstraction faite des membres de la famille, de nombreux évêques que j’ai connus qui seront heureux de m’accueillir.
Si vous comparaissez devant Dieu, que lui direz-vous ?
Je lui dirai merci pour la vie qu’il m’a donnée et je demanderai quelque chose, d’une façon et d’une autre je serai exaucé : que ce pays soit en paix, que nous acceptions de vivre et de laisser vivre les autres.