Dans le Burundi traditionnel, le soir, au coin du feu, la famille réunie discutait librement. Tout le monde avait droit à la parole et chacun laissait parler son cœur. C’était l’heure des grandes et des petites histoires. Des vérités subtiles ou crues. L’occasion pour les anciens d’enseigner, l’air de rien, la sagesse ancestrale. Mais au coin du feu, les jeunes s’interrogeaient, contestaient, car tout le monde avait droit à la parole. Désormais, toutes les semaines, Iwacu renoue avec la tradition et transmettra, sans filtre, la parole longue ou lapidaire reçue au coin du feu. Cette semaine, au coin du feu, Me Cyriaque Nibitegeka.
Votre qualité principale ?
L’indépendance d’esprit. Je sais rester moi-même, régler ma conduite en fonction de mes convictions. Je dis les choses comme je pense et non en fonction de ce que les autres voudraient qu’elles soient.
Votre défaut principal ?
Le perfectionnisme. C’est un défaut que je reconnais, mais qui est tempéré par la bienveillance et par le fait que je suis plus exigeant envers moi-même que je ne le suis envers les autres.
La qualité que vous préférez chez les autres ?
L’optimisme. J’aime m’entourer des gens qui dégagent une énergie positive, ceux qui voient que le verre est à moitié plein au lieu de le voir à moitié vide. Certaines personnes toxiques ont une attitude de « biracitse », « Aho umworo yanikiye ntibwuma », « Uwo ivyago vyagiye n’ivyatsi ntibimubisa inzira ». Mais pour reprendre les termes de Zig Ziglar : « C’est votre attitude, et non votre aptitude, qui déterminera votre ultime altitude ».
Le défaut que vous ne supportez pas chez les autres ?
L’improbité. Ou plutôt l’ambivalence entre la vie d’une personne et son discours. Je ne tolère pas quand il y a une incohérence entre les valeurs qu’une personne prétend défendre et ses actes. Quand on était jeunes séminaristes, un prêtre nous répétait sans cesse : « Faites ce que je dis, mais ne faites pas ce que je fais ». On me rétorquera peut-être que Jean-Jacques Rousseau l’auteur d’un traité sur la pédagogie (‘’L’Emile’’) qui a profondément inspiré les pédagogues avait abandonné ses propres enfants !
La femme que vous admirez le plus ?
Ma mère. Intelligente, courageuse et bienveillante. J’ai perdu mon père quand j’étais encore un gosse. Mais elle a su remplir parfaitement les deux rôles. Dans un milieu plutôt hostile, et pratiquement sans aucun soutien, elle a travaillé sans relâche pour envoyer toute notre fratrie de 6 enfants à l’école et nous assurer des conditions de vie décentes. Presque tous les matins, on était réveillé par une foule de personnes qui venaient travailler dans nos champs en échange d’un salaire journalier ou des vivres. Parallèlement, elle était une commerçante très habile. Elle avait su construire une véritable marque, « Kwa Oda », autour de son commerce de la bière locale à base de sorgho (impeke). Très appréciée, il fallait parfois réserver la veille pour pouvoir goûter à son impeke. Mais surtout, elle a une bonté inégalable. Dans notre entourage, chaque enfant qui avait faim savait qu’il pouvait venir chez nous à tout moment et manger à satiété. Toutes les personnes en détresse savaient qu’elles pouvaient toujours compter sur elle. Je ne l’ai jamais entendu élever la voix contre quelqu’un. Même en désaccord, elle est capable de discuter dignement, sans insultes.
L’homme que vous admirez le plus ?
Personne en particulier. J’admire cet homme qui, indépendamment de sa position ou de son titre, a compris le but pour lequel il a été créé et qui mène sa vie de façon à accomplir sa mission sur la terre. Je suis persuadé que Dieu n’a créé personne par hasard. Et comme le disait si bien un sage : « When purpose is unknown, abuse is inevitable » (Quand le but n’est pas connu, l’abus est inévitable).
Votre plus beau souvenir ?
Le 8 mars 2001, alors que j’étais un jeune homme égaré, j’ai fait une expérience personnelle avec Jésus qui m’a changé à jamais et qui a donné un sens et un but à ma vie.
Votre plus triste souvenir ?
De tristes souvenirs, j’en ai certainement, mais je n’en vois pas un qui sort du lot.
Quel serait votre plus grand malheur ?
Je n’y pense jamais. Ma philosophie est qu’on attire ce à quoi on pense souvent.
Le plus haut fait de l’histoire burundaise ?
La victoire des guerriers de Mwezi Gisabo contre l’esclavagiste Mohammed bin Khalfan (Rumaliza) en 1886.
La plus belle date de l’histoire burundaise ?
Pour moi, cette date n’est pas encore arrivée. Ce serait celle à laquelle nous assisterons à l’âme murundi s’élever contre le tribalisme et les divisions de tout genre auxquelles les intérêts égoïstes des classes politiques de tous bords cherchent sans arrêt à lui soumettre.
La plus terrible ?
28 novembre 1966. Les autres dates sombres de notre histoire ne sont à mon avis que sa suite. La mauvaise qualité du leadership qui s’est hissé à la tête de notre pays ce jour-là a marqué et continue de marquer à jamais la malheureuse destinée de notre pays. Si à cette date on avait eu des dirigeants qui n’allaient pas semer ou tout au moins arroser et entretenir les graines de l’ethnisme, du régionalisme, du clientélisme et du népotisme, notre pays ne serait sans doute pas dans un si piteux état.
Le métier que vous auriez aimé faire ?
Avocat. S’il fallait encore choisir, ce serait toujours celle-là.
Votre passe-temps préféré ?
La lecture. J’aime aussi regarder des films inspirants, surtout basés sur des histoires vraies, qui me permettent de réfléchir et m’amènent à évoluer sur le plan personnel et professionnel.
Votre lieu préféré au Burundi ?
Les bords du lac Tanganyika à Bujumbura, surtout au crépuscule. Le spectacle du coucher du soleil, avec son éclat doré sur le lac, est simplement époustouflant.
Le pays où vous aimeriez vivre ?
Le Burundi. Depuis que je suis en exil, j’ai réalisé combien nous avons un pays si merveilleux. « Uwambaye ikirezi ntabona ko cera », dit-on.
Le voyage que vous aimeriez faire ?
Je rêve d’un safari dans le désert de Kalahari au Botswana ou en Namibie pour admirer ses paysages magiques et mystérieux.
Votre rêve de bonheur ?
Quitter cette terre avec la sensation que j’ai livré à l’humanité tout ce que ma vie était censée lui procurer. J’aimerais pouvoir dire, comme l’Apôtre Paul disait : « J’ai combattu le bon combat, j’ai achevé la course, j’ai gardé la foi. Désormais la couronne de justice m’est réservée… ». Un sage disait que l’endroit le plus riche au monde est le cimetière parce qu’il y a des livres qui n’ont jamais été écrits, des entreprises qui n’ont jamais vu le jour, des projets qui n’ont jamais été réalisés, des grands hommes politiques qui meurent alcooliques, des femmes d’influence qui meurent prostituées, etc. Je serai heureux de pouvoir me dire, au seuil de ma mort, que je n’amène rien au cimetière.
Votre plat préféré ?
Généralement, je ne mange pas pour me faire plaisir, sauf quand le manger est une partie de plaisir en famille ou entre amis. Mais là aussi, ce n’est pas ce qu’on sert qui compte, mais ceux avec qui je mange.
Votre chanson préférée ?
Je n’ai aucun hymne personnel. Aucun refrain ne trotte dans ma tête. Tout dépend de l’humeur du moment.
Quelle radio écoutez-vous ?
J’écoute les radios uniquement pour les besoins de l’information. Mais là aussi, je suis beaucoup plus porté vers la télé (BBC et France 24) et les informations sur le web.
Avez-vous une devise?
“Know your value and build your legacy” (Connaissez votre valeur et construisez votre héritage).
Votre définition de l’indépendance ?
C’est quand l’ancien colonisateur ou toute autre puissance n’a plus d’importance quand il s’agit de prendre en charge les besoins de la population. Si la classe dirigeante voit toujours dans le colon la cause de tous nos maux, qu’elle nous place dans une position de victime par rapport à lui, qu’elle n’a ni la volonté ni la compétence de trouver des solutions aux défis de développement de la population, on n’est encore dans une dépendance au niveau mental, philosophique et économique.
Votre définition de la démocratie ?
Pour moi, la démocratie est structurale et non simplement procédurale. Elle se traduit par le respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, notamment la liberté d’association, la liberté d’expression et d’opinion, l’accès au pouvoir et son exercice conformément à l’état de droit.
Votre définition de la justice ?
C’est la reconnaissance et le respect des droits et libertés qui émanent soit du droit naturel (l’équité) ou du droit positif (la loi). C’est aussi la possibilité de faire reconnaître et respecter ces droits.
Si vous étiez ministre de la Justice, quelles seraient vos deux premières mesures ?
A l’état où la justice se trouve aujourd’hui et par rapport aux exigences de compétence, d’indépendance et d’impartialité qui doivent caractériser le pouvoir judiciaire, les mesures suivantes seraient prises de façon prioritaire :
Mettre en place des mécanismes destinés à garantir l’indépendance et l’impartialité des magistrats à travers notamment le mode de recrutement, la gestion des carrières, le régime disciplinaire, le statut financier des magistrats et du pouvoir judiciaire et un système rigoureux de surveillance anti-corruption.
En attendant de doter aux magistrats des compétences nécessaires, former un corps de volontaires constitué des magistrats en retraite et des professeurs d’université en retraite et en activité, des jeunes juristes spécialisés dans les différentes branches du droit, qui serait chargé de relire et commenter les décisions judiciaires. Les commentaires seraient publiés et un retour serait systématiquement donné aux magistrats concernés.
Si vous étiez ministre en charge des droits de l’Homme, quelles seraient vos deux premières mesures ?
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’avoir un ministère chargé spécifiquement des droits de l’Homme. Pour moi, les droits de l’Homme constituent une question transversale.
Croyez-vous à la bonté humaine ?
Nous avons tous la faculté de choisir entre la bonté et la méchanceté. L’homme est prédisposé à la bonté, à l’empathie, à l’altruisme, tout comme il l’est à la méchanceté, à la cruauté, à la perversité. La différence, c’est le choix qu’on fait.
Pensez-vous à la mort ?
Evidemment. Mais je la considère beaucoup plus comme un « time-keeper ». Elle me rappelle que je ne suis pas sur la terre de façon éternelle et que j’ai un délai limité pour accomplir ce que j’ai à faire ici-bas.
Si vous comparaissez devant Dieu, que lui direz-vous ?
Je lui dirais, « merci pour tout ».
Propos recueillis par Fabrice Manirakiza
Des reponses touchantes et surtout vraies!J’aime son attitude positive et surtout cette redevabilite envers autrui!Thank u for building a legacy that current and coming generations are and will be enjoying!
J’ai beaucoup aimé la liberté qui est à la base de toutes les réponses! Avoir un esprit libre est une richesse à acquérir pour beaucoup de nos compatriotes! Cela pourrait nous sauver de nos maladies provoquées par le racisme! La sans-Ethnie que je suis ne pouvait qu’approuver cette interview 👏🏽
Sans-éthnie: c’est quoi ? J’espère que ce n’est pas du déni.
J’ai beaucoup apprécié monsieur Cyriaque. Par contre pour la date du 28 novembre 1966,j’ai eu la même conviction pendant des années. Mais avec le temps j’ai découvert la vérité et les mystères sur ce qui se passe au Burundi.
C’est difficile de distinguer la vérité du mensonge dans les faits marquants de notre histoire. Ça dépend essentiellement de qui raconte l’histoire. Qu’est-ce qui vous fait penser que ce que vous avez découvert constitue la vérité?
Votre façon d’être et de faire et de voir les choses et votre passé proche ou lointain devraient inspirer tous les burundais ayant l’envie de construire un Burundi paisible,uni, intègre et prospère.Coup de chapeau mon frère Cyriaque.
[La date] la plus terrible ? 28 novembre 1966.
Vous êtes l’un des rares personnes à pointer du doigt cette date. C’est l’une des plus sombres. Hélas, l’histoire burundaise se répète et dans l’exercice du pouvoir, des apprentis politiciens rivalisent dans la médiocrité.
Je suis aussi d’accord avec cette date, même si je garde un sentiment qu’avant cela, on était loin d’être dans un paradis, vu ce qui venait de se passer notamment en 1965 et avant.
Vous avez raison. On n’était pas dans un paradis mais la jeune nation burundaise cherchait sa voie et à mon avis, cette voie a été tracée à cette; un tournant décisif dont les conséquences continuent à faire des ravages