Dans le Burundi traditionnel, le soir, au coin du feu, la famille réunie discutait librement. Tout le monde avait droit à la parole et chacun laissait parler son cœur. C’était l’heure des grandes et des petites histoires. Des vérités subtiles ou crues. L’occasion pour les anciens d’enseigner, l’air de rien, la sagesse ancestrale. Mais au coin du feu, les jeunes s’interrogeaient, contestaient, car tout le monde avait droit à la parole. Désormais, toutes les semaines, Iwacu renoue avec la tradition et transmettra, sans filtre, la parole longue ou lapidaire reçue au coin du feu. Cette semaine, au coin du feu, Léonidas Nzigiyimpa.
Votre qualité principale ?
Je ne me décourage jamais. Quand bien même les circonstances rament à contre-courant.
Votre défaut principal ?
Il m’arrive d’être impatient. Et quelquefois cela me fait rater des occasions en or.
La qualité que vous préférez chez les autres ?
L’honnêteté car la grandeur de tout être humain en dépend.
Le défaut que vous ne supportez pas chez les autres ?
Je hais de tout mon cœur la corruption, le vol et l’injustice.
La femme que vous admirez le plus ?
La mienne bien entendu. Elle me soutient beaucoup dans tous mes pas.
L’homme que vous admirez le plus ?
Mon mentor, Cléto Ndikumagenge, expert international, travaillant actuellement pour le compte de la FAO en RDC.
Votre plus beau souvenir ?
Au fait, j’en ai deux :
– Quand j’ai survécu à une tentative d’assassinat. C’était le 27 septembre 1994. A cette époque, j’étais administrateur de la commune de Matana. Les bourreaux étaient sept jeunes. Ils ont tiré sur moi. La première balle a emporté mon œil gauche. Une fois tombé par terre, ils m’ont poignardé, je garde les cicatrices de huit coups de couteau.
Cependant, par une force dont je ne sais d’où elle venait, je me suis relevé et me suis mis à les combattre jusqu’à les faire sortir de mon bureau. Puis à travers une fenêtre qui était grandement ouverte, ils m’ont tiré une deuxième balle à l’épaule. Mais, Dieu avait un autre plan pour moi. Bien que j’en porte encore des séquelles, je ne suis pas mort. Par après, ils ont pris le large convaincus que je devais succomber à mes blessures.
Heureusement, j’ai pu être évacué grâce à un appui du gouvernement d’alors. Il m’a donné 8000 USD pour être transféré à Nairobi Hospital afin que je sois opéré du crâne pour enlever la balle qui avait crevé mon œil.
-Mon autre souvenir est l’émotion ressentie quand j’ai prononcé mon mot de remerciement après avoir être primé par National Geographic Buffet Award en 2018 devant un parterre de gens venus du monde entier. C’était le 13 juin 2018 dans l’amphithéâtre de l’Université Georges Washington. (Warren Buffet est un homme d’affaire américain qui a initié un prix pour récompenser les leaders dans la conservation de la nature à travers National Geographic Society, Ndlr).
Votre plus triste souvenir ?
Un matin de mai 1972, lorsque deux hommes, l’un armé d’une lance et l’autre d’un fusil de chasse, ont emporté mon père que je n’ai plus revu. Il était aux environs de 6h du matin quand ces deux hommes que je connaissais très bien ont fait irruption dans l’enclos familial. Souvent à cette heure, mon père trayait les vaches. Ils ont appelé mon père : « Rwasa, Rwasa, viens, viens !» Sans la moindre réticence, mon père est venu. A cette époque, j’avais 9 ans, deux semaines après l’éclatement de la crise de 1972. Souvent, aux alentours de 16 h, on entendait des coups de fusil au chef-lieu de la commune de Bururi. Il se trouvait à Muzenga sur la colline Kiremba, à 1 km de chez moi à vol d’oiseau. Immédiatement, j’ai compris que mon père allait subir le même sort que mes autres voisins. Ce jour de mercredi si je ne m’abuse, quand nous avons entendu les coups de fusil vers 16 h ou 17h, nous avons compris que le nôtre venait d’être tué et ce fut la fin de son histoire. On n’a pas fait le deuil. Car mon père comme d’autres victimes, ils étaient considérés comme des criminels (Abamenja). Ni levée de deuil partielle, ni levée de deuil définitive. C’est d’ailleurs la première fois que je parle publiquement de la mort de mon père après 48 ans. Mais, j’ai pardonné à ces bourreaux.
Quel serait votre plus grand malheur ?
Ne pas avoir réussi à sauver la vie d’un élève qui fut lynché par des élèves du lycée de Matana. C’était au plus fort de la crise en 1993. A cette époque, j’étais administrateur de la commune Matana.
Qu’est-ce qui s’est passé ?
Se trouvant à bord d’un minibus Hiace, l’élève est arrêté par les gendarmes tenant une barrière. C’est tout près de l’hôpital de Matana. Sans opposer aucune résistance, il leur a montré sa carte d’étudiant. Après l’avoir identifié comme un élève de Gishubi, les gendarmes l’ont immédiatement fait sortir du véhicule, puis l’ont menotté.
Alors administrateur de la colline Matana, de retour de mon bureau, j’ai trouvé ces gendarmes en train de tabasser l’enfant. Stupéfait, je me suis arrêté pour demander ce qui se passait. Les gendarmes m’ont répondu qu’ils l’ont arrêté parce que c’est un fugitif. Il aurait tué des gens à Gishubi. Et j’ai rétorqué que ce n’est pas leur travail. Si des soupçons pèsent sur lui, ils doivent le conduire à la commune où il y a un OPJ pour mener les investigations nécessaires. Ils m’ont répondu qu’ils vont immédiatement le faire.
Malheureusement, à côté de ces gendarmes, il y avait un groupe de jeunes élèves du lycée de Matana. Naïf que je fus, j’ai quitté l’endroit avant de m’assurer que l’enfant était conduit au bureau communal.
Trente minutes après, je suis à table à la maison, j’ai vu deux personnes accourir vers la maison pour me dire qu’il y a un jeune qui vient d’être tué dans un boisement non loin de la position des gendarmes. Sur le coup, je me suis dit que c’est certainement le jeune qui avait été arrêté par les gendarmes.
Dans mon égarement, je me suis d’abord précipité sur les lieux pour demander aux gendarmes où était l’enfant. Ils m’ont répondu qu’ils l’ont libéré aussitôt après mon départ et qu’ils ne savaient pas où il était parti.
J’ai été conduit dans le boisement par la population pour constater impuissant le cadavre du jeune élève qui gisait à même le sol, dépouillé de tout.
Depuis, c’est un immense regret dans mon cœur et chaque fois le souvenir me revient. Je me dis que si j’étais resté, l’enfant ne serait peut-être pas mort car j’avais déjà réussi à sauver la vie de pas mal de gens qui se retrouvaient dans pareille situation.
Le plus haut fait de l’histoire burundaise ?
La construction des écoles dans tous les coins et recoins du Burundi. Le développement passe par l’éducation.
La plus belle date de l’histoire burundaise ?
Le 1 juillet 1962 : date de la proclamation de l’indépendance du Burundi. Une date mémorable, bien que ce fut le début d’un long calvaire pour le peuple burundais.
La plus terrible ?
Le 21 octobre 1993 : l’assassinat du président Melchior Ndadaye et tous les massacres interethniques qui ont suivi.
Le métier que vous auriez aimé faire ?
Pilote. A travers ce que je lisais(les journaux, les livres), j’enviais beaucoup les pilotes.
Votre passe-temps préféré ?
La lecture et le sport. J’ai une passion pour la lecture et je pratique régulièrement le sport d’entretien : histoire de vieillir en forme.
Votre lieu préféré au Burundi ?
Au bord du lac Tanganyika. J’aime jouir de la beauté de cet écosystème. Ce paysage me fait penser à la grandeur de Dieu et de sa bonté.
Le pays où vous aimeriez vivre ?
La Colombie. Ses paysages ressemblent étrangement à ceux de Mu Mirwa. Et sa biodiversité est d’autant plus impressionnante qu’elle abrite une partie de l’Amazonie.
Le voyage que vous aimeriez faire ?
Ayant fait le tour du monde, je voudrais explorer, s’il plaît à Dieu, les milieux extrêmes à savoir : l’Antarctique ou l’Arctique pour contempler les glaciers et escalader le mont Everest (8 848 m d’altitude) dans l’Himalaya, le plus haut sommet de la terre.
Votre rêve de bonheur ?
Mourir sans dette envers qui que ce soit. C’est le vœu le plus ardent de mon cœur.
Votre plat préféré ?
Je pense à des plats végétariens. Aussi dirais-je que je raffole des fruits. Aucune goutte de boisson alcoolisée n’a touché ma bouche depuis le 29 avril 1993
Votre chanson préférée ?
Une chanson religieuse : « Habw’ikuzo Mana ya Aburahamu… ». Elle me rappelle constamment que Dieu est au contrôle de toute situation.
Quelle radio écoutez-vous ?
RFI et Radio Voix d’Espoir-Ijwi Riremesha.
Avez-vous une devise ?
Honnêteté, humilité et servir les autres.
Votre souvenir du 1er juin 1993 ?
Point de départ d’un changement de la société burundaise dans un sens comme dans l’autre. Pour les uns, c’était comme si le ciel leur tombait dessus. Pour les autres, c’était le début de la jouissance (hélas de très courte durée). Dans tous les cas, l’heure du changement avait sonné.
Votre définition de l’indépendance ?
Jouir entièrement de ses droits et devoirs.
Votre définition de la démocratie ?
Liberté, égalité et développement. Je le redis et le répéterai, la démocratie pour le ventre affamé n’est qu’illusion.
Votre définition de la justice ?
La loi au-dessus de tout.
Si vous étiez ministre d’Environnement, Agriculture et Elevage, quelles seraient vos deux premières mesures ?
– Restauration des écosystèmes forestiers dégradés.
– lutte contre la pollution solide et liquide du lac Tanganyika.
La forêt, c’est la vie. Le lac Tanganyika fait vivre des millions de personnes. Le tout en étroite collaboration avec les communautés locales.
Croyez-vous à la bonté humaine ?
L’homme a des capacités incroyables de faire du bien si et seulement si il puise sa force dans l’amour.
Pensez-vous à la mort ?
Bien sûr. J’y pense souvent. Je voudrais que ma mort soit une grande fête pour ma famille, mes amis et une bonne leçon pour mes ennemis.
Si vous comparaissez devant Dieu, que lui diriez-vous ?
Pourquoi avoir laissé tant de malheurs sur terre?
Propos recueillis par Rénovat Ndabashinze