Dans le Burundi traditionnel, le soir, au coin du feu, la famille réunie discutait librement. Tout le monde avait droit à la parole et chacun laissait parler son cśur. C’était l’heure des grandes et des petites histoires. Des vérités subtiles ou crues. L’occasion pour les anciens d’enseigner, l’air de rien, la sagesse ancestrale. Mais au coin du feu, les jeunes s’interrogeaient, contestaient, car tout le monde avait droit à la parole. Désormais, toutes les semaines, Iwacu renoue avec la tradition et transmettra, sans filtre, la parole longue ou lapidaire reçue au coin du feu. Cette semaine, au coin du feu, Juvénal Ngorwanubusa.
Votre qualité principale ?
L’humour. A un interlocuteur qui demandait un jour au sage malien Amadou Hampaté Bâ : « Que pourrait donc nous apporter l’Afrique ? », il avait répondu : « Le rire que vous avez perdu ». Je suis moi-même un raconteur d’histoires que mes interlocuteurs jugent plaisantes. Et tant mieux ainsi par les temps qui courent.
Votre défaut principal ?
L’optimisme. Je suis désolé pour ceux qui pensent ou croient qu’il s’agit là d’une qualité. Etant moi-même d’un naturel optimiste, j’ai progressivement intégré la définition qu’en donne Voltaire dans Candide, à savoir « la rage de croire que tout va bien quand on est mal ». Car pendant les moments de découragement, surtout lorsque la politique nous joue des tours, j’ai beau asséner à mes interlocuteurs que ça ira mieux demain, mais j’avoue que j’ai de la peine à convaincre.
La qualité que vous préférez chez les autres ?
Le souci des autres. Ceci transparaît dans les réponses que je donnerai aux autres questions.
Le défaut que vous ne supportez pas chez les autres ?
La vantardise. La grandiloquence des politiciens démagogues qui s’entendent parler et qui croient que, parce qu’ils occupent une parcelle du pouvoir, ils accèdent automatiquement au savoir. La suffisance de ces matamores qui se déplacent sous la protection d’un contingent de policiers et de militaires, canons tournés vers les passants apeurés, et qui une fois démis de leurs fonctions officielles et rendus à la vie ordinaire, découvrent, à vrai dire sans beaucoup de surprise, que non seulement personne ne leur en voulait, mais encore que tout simplement, en dehors de leur cercle restreint d’amis, personne ne les connaissait. L’imposture de ces usurpateurs qui n’ont pas mis le pied à l’université ou qui l’ont fréquentée en empruntant des raccourcis, mais qui s’appellent pompeusement professeurs et prétendent savoir tout maîtriser en l’absence d’une spécialité quelconque. La mégalomanie de toutes ces personnes devenues riches par accident et qui changent immédiatement de fréquentations, bref cette race de parvenus qui se croient sortie de la cuisse d’Imana lui-même. Je leur proposerais pour méditation cette parole de sagesse de nos aïeux : « A l’opulence succède la misère noire » (Inyuma y’inyungu haza akanyarire ».
La femme que vous admirez le plus ?
J’ai compris qu’il ne fallait pas parler ici de la mère de mes enfants, mais je n’en pense pas moins. Des femmes d’exception ont existé et existent à travers le monde et ont comme noms Simone de Beauvoir, Simone Veil ou Michelle Obama… Mais il y en a d’autres qui manifestent leur grandeur par des actes en dehors de toute publicité. Je pense par exemple à Madame Brigita Züst. Voilà une femme de nationalité suisse, donc native d’un pays dont les relations historiques avec l’Afrique sont relativement récentes, qui met ses propres fonds et d’autres qu’elle recherche auprès de différents bailleurs, à la disposition de Sembura, une plateforme vouée à la promotion des Lettres dans la région des Grands Lacs Africains. Rien ne l’y obligeait à première vue. Mais elle le fait pour rendre la littérature non seulement désirable mais aussi utile, car elle est convaincue que l’écrivain a une responsabilité dans la résolution pacifique des conflits dans une région qui a été particulièrement secouée depuis les indépendances. J’associe à cet hommage les noms de ses collaboratrices Maja Schaub et Ana Tognola.
L’homme que vous admirez le plus ?
J’en admire beaucoup. De ces hommes et femmes qui se sont dépassés, il y en a plusieurs dans le monde et en Afrique comme Nelson Mandela. Malgré nos chicanes, tous les Burundais font chorus pour faire du premier ministre Louis Rwagasore leur personnalité-bannière. J’ajouterai la figure d’Epitace Bayaganakandi, ce politicien développementaliste et proche du peuple, auquel j’ai consacré un opuscule intitulé « Epitace Bayaganakandi : un destin d’exception ». Mais ici je parlerai d’un autre burundais auquel la plupart de mes compatriotes ne s’attendent peut-être pas forcément : Léonard Nduwayo. Ce jeune juriste fraîchement diplômé de l’université Lovanium à Kinshasa est Procureur de la République du Burundi au début des années 1970. C’est le procès politique à relents régionalistes autour de l’affaire dite Ntungumburanye qui lui offre l’occasion de dévoiler ses qualités d’homme intègre. Alors que des militaires et des civils pour la plupart originaires de la province de Muramvya et ses environs sont suspectés de menées subversives et de comploter contre le président Micombero et son régime réputé dominé par les ressortissants de la province de Bururi, Léonard Nduwayo prononça un courageux réquisitoire resté mémorable pour éviter que des innocents soient immolés. Il démonta un à un les arguments de l’accusation, en démontrant qu’à supposer même qu’il y ait eu l’intention de fomenter un coup d’Etat, la loi burundaise ne punissait pas les intentions, en l’absence de preuves d’un début d’exécution. Si des peines de mort et autres peines de travaux forcés furent prononcées à l’encontre des prévenus, il n’en demeure pas moins que cette plaidoirie permit à Micombero de trouver une voie de sortie et de les acquitter finalement. Cet acte de bravoure posé par un magistrat lui-même appartenant à la sphère du pouvoir de l’époque, me semble n’avoir pas été apprécié à sa juste valeur. Pourtant si à toutes les heures sombres de notre histoire il y avait eu d’autres Léonard Nduwayo, peut-être que son cours aurait changé. Certes il fut désigné au Conseil National des Bashingantahe et présida le Comité National Olympique, mais il n’a pas à mon goût reçu l’honneur qu’il méritait. Je donnerais son nom à une rue de Bujumbura…
Votre plus beau souvenir ?
Les années de licence à l’université catholique de Louvain à Leuven en pays flamand (1975-1977). Retrouvant dans l’équipe enseignante, des professeurs que j’avais connus comme visiteurs en candidature à l’Université Officielle de Bujumbura (UOB), je découvris une proximité que je n’avais pas connue auparavant entre le corps professoral et les étudiants. Je goûtais les délices d’une ville universitaire où tout semblait être fait pour les étudiants. S’il existait encore quelques cafés où les noirs n’étaient pas admis, le racisme n’y était pas exacerbé. Je jouissais pour la première fois d’une réelle autonomie, notamment financière, ce qui ne gâte rien. Ainsi, je pouvais payer de ma bourse un billet d’avion pour rentrer en vacances au Burundi.
Votre plus triste souvenir ?
Paradoxalement, mon plus mauvais souvenir remonte à cette même époque. En arrivant à Louvain je fus accueilli par un certain Isidore Ndikuriyo, originaire comme moi de Kiganda. On le surnommait « Cachalot », sans doute parce qu’il nageait divinement. Mais il se fit qu’après un peu plus d’un mois après mon arrivée à Louvain, mon ami et logeur mourut dans un accident de voiture sur la route de Louvain-la-Neuve où il allait féliciter des compatriotes qui défendaient leurs mémoires de Licence. Je courus à l’Administration Générale de la Coopération au Développement (AGCD), l’organisme belge gestionnaire des bourses d’études pour les étrangers et, avec d’autres, à l’Ambassade du Burundi à Bruxelles pour demander le rapatriement du corps, ce qui fut fait. Quelques temps après, l’AGCD m’écrivit une lettre pour me féliciter de m’être occupé de ce dossier alors que je venais à peine d’arriver en Belgique. Mais cet épisode m’avait secoué.
Quel serait votre plus grand malheur ?
C’est ce qui fut le plus grand malheur de nos ancêtres : vieillir dans la solitude et le dénuement. En kirundi cela se disait Kwipfuza iyo wageze, pour exprimer la nostalgie des jours heureux où ils furent de vaillants guerriers respectés de tous, entourés de leur progéniture, au milieu d’un enclos plein de vaches. Le départ des enfants, le veuvage, le manque, ne fût-ce que d’un petit-fils, pour aller puiser de l’eau au marigot le plus proche et leur faire la cuisine, tout cela leur ôtait la dignité à telle enseigne qu’ils étaient réduits à quémander des biens et des services, même auprès de gens qu’ils méprisaient, bref, « demander à qui on a refusé » (Gusaba uwo wimye). Beaucoup n’y survivaient pas. Pour moi-aussi ce serait le plus grand malheur que de mourir comme un vieux lion que ses congénères abandonnent dans la brousse parce qu’il ne peut plus chasser et le laissent à sont sort.
Le plus haut fait de l’histoire burundaise ?
La victoire de simples paysans burundais, armés de flèches sur les hordes de l’esclavagiste omanais Mohamed Ben Khalfan dit Rumaliza, Mwezi Gisabo étant roi du Burundi. Ceci prouve, s’il en était encore besoin, que la ferme détermination pourrait venir à bout de toutes les forces du mal.
La plus belle date de l’histoire burundaise ?
Je dirais comme tout le monde 1er juillet 1962, date où le Burundi a recouvré sa souveraineté nationale. Mais ce peuple gentilhomme qui chantait à gorge déployée « Burundi bwacu », en lieu et place de la Brabançonne ne savait pas qu’il allait vite déchanter.
La plus terrible ?
Ce n’est pas une date mais une période couvrant à peu près une année : juillet 1971-juillet 1972. Ce fut véritablement un « annus horribilis ». Toutes les contradictions internes de la jeune République s’étaient donné rendez-vous pendant cette année. Commencée avec l’arrestation de prétendus putschistes sur fond de régionalisme en juillet 1971, elle se poursuivra avec l’arrestation de l’ancien roi Ntare V, sur fond d’antimonarchisme en mars 1972, pour atteindre son point d’orgue le 29 avril 1972 sur fond d’ethnisme. C’est pourquoi le gouvernement formé par le premier ministre Albin Nyamoya à la mi-juillet 1972, fut accueilli avec soulagement.
Le métier que vous auriez aimé faire ?
« Non, rien de rien, Non ! Je ne regrette rien », chantait Edith Piaf. Je la paraphraserais volontiers en disant que moi-même je ne regrette rien sous ce rapport. Car j’ai exercé le métier de mes rêves. Encore à l’école primaire, lorsque le maître nous demandait ce que nous voulions faire une fois grands, tous-moi y compris- nous répondions « prêtre » ou « mwalimu instituteur ». C’est vrai que j’ai fréquenté le Petit Séminaire de Kanyosha jusqu’à la fin du cycle inférieur des Humanités. Mais, même si je l’avais soigneusement dissimulé à l’abbé recteur du séminaire lors de mon recrutement à Kiganda, ce n’était pas parce que je voulais devenir un digne successeur de Melchisédech, mais simplement pour y faire des études, les écoles secondaires n’étant pas légion à l’époque. En revanche, je suis devenu enseignant. Depuis la fin de mes études, à part un intermède passé au gouvernement (2005-2007), je n’ai fait qu’enseigner à l’Université du Burundi, avec des missions de visiting dans d’autres. Je ne pense pas qu’un métier autre que l’enseignement m’aurait épanoui. Il paraît même que j’ai tendance à l’exercer partout où je passe, même en dehors des auditoires.
Votre passe-temps préféré ?
La lecture. Tant la lecture-contrainte lorsque je prépare mes enseignements ou mes publications scientifiques, que la lecture-plaisir. Je ne dédaigne aucun genre : littérature, essai de sciences humaines, ouvrages philosophiques ou politiques. Tous ceux qui me connaissent savent que je ne bouge pas de chez moi les dimanches. Ce n’est pas pour faire la grasse matinée mais pour m’adonner à la lecture.
Votre lieu préféré au Burundi ?
Kanyami. C’est la colline la plus méridionale de la Province de Muramya, dans la commune de Kiganda, aux portes de Rusaka en province de Mwaro. C’est là qu’a été enfoui mon cordon ombilical. Quand j’étais petit, il n’y avait aucune infrastructure. Ni route, ni école, ni centre de santé.
Mais peu à peu, avec certaines bonnes volontés comme Silas Rumbete, Venant Ntahonsigaye et d’autres – dont la liste serait trop longue pour cette feuille de papier- nous avons fait que le chef-lieu de la zone Kanyami prenne l’allure d’une belle bourgade. C’est en qualité de représentant de Kanyami que j’ai été par intermittence de 1981 à 2005, membre du Conseil consultatif communal, puis du Conseil communal de Kiganda, Vice Président de l’Amicale de Kiganda et membre du Conseil d’Administration de la Société d’exploitation du marché de Gatabo. Et si mes amis m’ont donné le surnom de « Kigandien », c’est que je ne l’ai pas volé ! Il ne se passe pas un mois sans que je fasse un saut à Kanyami. J’y investis selon mes faibles moyens. Je profite de cette occasion pour remercier le Cercle de Développement de Kanyami, présidé par Oscar Ndikuriyo, de m’avoir décerné un Certificat d’Honneur, sous l’égide de l’Administration dans le cadre du développement durable de la localité, en reconnaissance de mon attachement à leur terroir. Bien sûr que comme partout, à Kanyami il ne manque pas d’irréguliers qui, ayant pris un verre de trop au chef-lieu de la zone dont j’ai vu la création, profèrent des propos qu’ils regrettent le lendemain. Il est aussi vrai que ma colline natale héberge quelques malfrats qui récoltent dans les champs d’autrui ce qu’ils n’ont pas semé. Mais je me venge d’elle en l’aimant toujours. Je souhaiterais y être enterré.
Le pays où vous aimeriez vivre ?
Au Burundi assurément. Hubert Juin, écrivain belge francophone, parlant de son pays, écrivait dans Le repas de Marguerite : « On pense que c’est petit chez nous ; et il y a du vrai dans ce propos, mais il y en a là-dedans à voir, à entendre, à comprendre, que ce n’est pas la peine de courir plus loin… ». Je dirais la même chose du Burundi. Mais, pourra-t-on me rétorquer, le Burundi est un pays en proie à ses démons depuis 1962, dans lequel quand la crise cesse momentanément, elle fait place à l’interbellum et où les réflexes identitaires réapparaissent comme le monstre du Lockness… Eh bien, même avec cela, je répondrai encore et toujours le Burundi, me faisant fort de la sagesse de nos ancêtres qui disaient : « Nul ne renonce à téter sa mère sous prétexte qu’elle a la gale » (Ntawanka kwonka nyina ngo arwaye amahere). J’ai beaucoup voyagé et j’ai constaté qu’on n’est nulle part plus heureux que chez soi. D’ailleurs même quand je faisais mes études à l’étranger, j’achetais le billet de retour avant de passer les dernières épreuves.
Le voyage que vous aimeriez faire ?
En Australie, car si je connais les autres continents, je n’ai jamais été en Océanie. J’y voyagerais volontiers mais pour revenir à mon point de chute, le Burundi.
Votre rêve préféré ?
Voir le Burundi embrasser la modernité sans s’écarter de sa culture. Moyennant une volonté politique, ce rêve ne devrait pas tarder à devenir une réalité, car des pays voisins dotés des mêmes potentialités sont en passe de le réaliser chez eux.
Votre chanson préférée ?
Je n’en ai pas en particulier. Mais je suis dans ce domaine assez conservateur. Ce sont les chansons des années 1970-1980, qui me donnent envie de les fredonner. Car la définition canonique de la musique qui est « l’art de produire et de combiner les sons pour le plaisir de l’oreille » ne convient pas forcément à tous, dès lors qu’elle fait appel au principe de plaisir.
Quelle radio écoutez-vous ?
Cela dépend des émissions. J’écoute la RTNB pour l’émission Ni nde ?, Les radios privées pour les informations locales, RFI ou BBC pour les informations internationales. Sinon je zappe sur les différentes chaînes de télévision.
Avez-vous une devise ?
Ne pas lâcher. C’est cette devise qui me soutient lorsque je suis confronté à un travail ardu, notamment pour terminer une publication.
Votre souvenir du 1er juin 1993 ?
La surprise. Comme d’autres sans doute, j’avais pensé, peut-être naïvement, que le Président Pierre Buyoya allait récolter les dividendes de sa politique d’unité et réconciliation, amorcée au lendemain des événements de Ntega et Marangara à l’Assomption 1988. Un gouvernement de l’unité, la mise sur pied d’une Commission Nationale chargée de l’unité nationale, une charte de l’unité, des places de l’unité un peu partout …, il avait un bilan à défendre. D’ailleurs tous les pronostics, dont par exemple faisait état Radio France Internationale, le donnaient gagnant.
C’était donc un sentiment de surprise, dénué de tout autre, car il en va ainsi de la compétition politique. Ceux qui ont éprouvé un sentiment de déception devaient plutôt prendre acte et attendre les échéances suivantes. Je condamnerai toujours tout changement de régime opéré dans la violence. C’est pourquoi, après l’assassinat du Président Ndadaye le 21 octobre 1993, en qualité de représentant de la ligue des Droits de l’Homme Sonera, j’ai signé avec d’autres responsables d’Organisations de la Société Civile, une pétition en faveur du retour à l’ordre constitutionnel.
Votre définition de l’indépendance ?
Je définirais l’indépendance par ce qu’elle n’est pas. Ce n’est pas se recroqueviller sur soi, céder au complexe du mille-pattes, inyongori. Lorsqu’il se sent en danger, il se recroqueville sur lui-même, se roule en boule croyant se protéger. Mais il devient encore plus vulnérable, car on le balance plus facilement au loin d’un coup de pied. L’indépendance ne se conçoit pas en dehors de la solidarité internationale, de l’interdépendance. On est indépendant pour assurer le bien-être collectif, défendre l’intérêt général. On n’est pas indépendant pour malmener son peuple à huis clos et ensuite déclarer aux éventuels témoins : « circulez, il n’y a rien à voir ». De même, le « nous préférons la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage » de Sékou Touré dans son discours historique de 1958, doit être repensé. Un peuple n’est pas libre quand la majorité ne parvient que difficilement à manger une fois par jour. Pour revenir au Burundi, voici ce qu’écrivait en 1994, Jean Ghislain, ancien Administrateur Territorial belge au Burundi, notamment à Muramvya, en épilogue à son livre intitulé L’arrivée des Européens au Burundi : « Hélas, l’indépendance va rapidement plonger le Burundi dans le désordre, la gabegie, le déclin économique, les intrigues, les arrestations arbitraires, le déni de la justice, la guerre civile, la dictature et les massacres socio-ethniques. C’était payer cher et inutilement une indépendance prématurée et manigancée par les théoriciens de l’ONU ». Autant je m’inscris en faux contre les affirmations faisant état d’une prétendue « indépendance prématurée » et de pseudo-« manigances de l’ONU »-mais on n’en attendait pas moins d’un un ancien colonial nostalgique- autant je trouve parfaitement fondé le reste du constat. Il le faisait en 1994, et je défie quiconque de le démentir 25 ans après. En tout cas je fais miennes les deux dernières phrases de son essai : « Chaque peuple peut évidemment se gouverner lui-même. La question est de savoir comment ».
Votre définition de la démocratie ?
Pour tenter de définir un tant soit peu la démocratie, je me référerai comme tout le monde à la Grèce antique. Non pas pour y chercher l’étymologie de ce mot. Un mot n’a pas de sens étymologiquement, il en a dans son contexte. Des Grecs, jadis demandaient au sage Solon « Quelle est la meilleure Constitution ? » Il répondit : « Dites-moi d’abord pour quel peuple et à quelle époque ». Il en est de même de la démocratie. Celle qui convient pour le Burundi devrait s’inspirer de l’Ubuntu. Et il n’y a pas mieux que l’abbé Michel Kayoya pour définir ce concept. Dans Sur les traces de mon père, il le décline en termes d’humanisme (ubupfasoni), de souci de l’autre, de dévouement affable (ubuvyeyi), et de justice (ubutungane) qui est la composante majeure de l’Ubuntu. La démocratie c’est ce régime politique qui empêche à l’homme de devenir un loup pour l’homme, mais au contraire qui en fait un compagnon agréable. Bien sûr que les élections restent incontournables pour accéder au pouvoir en démocratie. Mais il leur faut un supplément d’âme. Ce sont ceux qui l’ont confinée aux seules élections qui l’ont viciée ou appauvrie. On peut être élu sans être démocrate, et la montée des nationalismes à laquelle on assiste aujourd’hui en Europe, en constitue un exemple parlant.
Votre définition de la justice ?
Pour moi, c’est celle qui était incarnée par l’institution des sages Bashingantahe. Tous les Burundais devraient se sentir fiers de cette institution d’autant plus qu’elle est un phénomène sui generis au Burundi, inconnu chez nos voisins, même chez ceux qui nous sont culturellement les plus proches. Je suis triste lorsque j’entends des débats oiseux entre ceux qui tiennent à maintenir le concept de « Bashingantahe » et ceux qui veulent lui substituer celui de « bagabo ».
C’est lâcher la proie pour l’ombre. Les deux termes sont interchangeables, et l’essentiel n’est pas dans le mot mais dans la chose. Et la chose c’est cette manière de trancher les palabres qui bannit l’humiliation et recherche la conciliation et la réconciliation. Celle qui rend une justice équitable et qui, même lorsqu’elle frappe sévèrement « gukubita intahe mu gahanga », c’est dans l’objectif de promouvoir le « vouloir vivre ensemble », cher à Renan, et non d’assouvir des haines ataviques, comme on l’observe hélas parfois de nos jours.
Si vous étiez ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche scientifique, quelles seraient vos deux premières mesures ?
Je m’interdirais justement de prendre des mesures trop hâtives et non concertées. Dans une vie antérieure, j’ai été ministre de la Fonction Publique, du Travail et de la Sécurité Sociale. J’ai tellement privilégié le dialogue au sein de la tripartite « Gouvernement-Employeurs-Travailleurs », que pendant deux ans (2005-2007), il n’y eut jamais de grève, alors que le droit de grève était reconnu à l’époque, comme s’il s’agissait d’un moratoire. La première mesure qui serait d’ailleurs à ma portée serait donc d’organiser un débat national sur l’enseignement supérieur et la recherche scientifique. Avant les années 1990, parler d’ouverture d’universités privées était perçu comme une trahison vis-à-vis de la seule université publique qu’était l’université du Burundi. Je me souviens du tollé provoqué vers les années 1995-1996 lorsque fut dévoilé un projet de création d’une « université catholique du Nord ».
Mais depuis qu’au Burundi les universités privées font partie du décor familier, ça part dans tous les sens. Chacun veut une université à lui ou chez lui comme si la quantité des établissements supérieurs primait l’exigence de qualité. On n’a pas eu le temps d’évaluer leur pertinence, leur viabilité, les moyens de leur fonctionnement, le mode de recrutement des professeurs qui s’imposerait à tous, l’adéquation éducation-emploi, surtout en termes de planification des ressources humaines et des besoins essentiels. La deuxième mesure serait d’arrimer l’enseignement supérieur burundais aux standards internationaux. Car j’ai l’impression que nous vivons encore en autarcie à l’heure de la mondialisation. Les offres de formation, les statuts des enseignants, les critères de recrutement et de promotion des enseignants peuvent s’inspirer de ce qui se passe ailleurs, car qui dit université dit universel. Il en est de même des services offerts à nos étudiants. Je parie qu’il n’y a nulle part au monde, une université dont la Bibliothèque ne dispose pas de service de prêt comme à l’université du Burundi…
Si vous étiez ministre de la Culture, quelles seraient vos deux premières mesures ?
Je rendrais hic et nunc opérationnelle l’Académie rundi. Les textes portant son organisation existent. Mais depuis la monarchie, les textes existaient, même si l’abbé J.B Ntahokaja n’a pas reçu le soutien nécessaire pour la faire fonctionner. Je lui assignerais la mission d’élaborer les outils pour standardiser notre langue : un dictionnaire, une grammaire, une poétique et une rhétorique. Et je n’aurais pas inventé le fil à couper le beurre ! Toutes les académies commencent par là. Nous n’écrivons pas le kirundi de la même façon et de plus en plus nos jeunes le parlent d’une assez piteuse façon (hama, ni bon…). Et pourtant nous avons la chance d’avoir une langue à nous tous. Mais comme dit la sagesse populaire : « Celui qui porte une belle perle blanche autour de son cou est le seul à ne pas la voir » (Uwufise ikirezi ntabona ko cera).
Devenu ministre de la Culture de Charles de Gaulle, André Malraux s’était investi dans la dissémination des maisons des jeunes et de la culture dans toute la France. Je suivrais ce bon exemple, car il faut rendre au peuple sa culture. Pour ne pas la confiner à quelques espaces où des touristes viennent se repaître d’une culture folklorisée. Comme c’est déjà le cas pour l’agriculture, la santé, l’éducation… je créerais des directions provinciales de la culture.
Croyez-vous à la bonté humaine ?
Oui j’y crois. Et par la même occasion je conteste cette maxime de La Rochefoucauld qui affirme qu’il n’y a pas de vertu désintéressée et que derrière tous les actes vertueux se profile un calcul intéressé. Pour lui, l’intérêt, appelé « amour propre » serait le moteur de toute activité humaine, comme qui dirait : « pas d’intérêt, pas d’action ». Moi je pense que c’est le fait d’un esprit pessimiste. Sinon quel serait le sentiment sous-tendant l’action du Docteur Mukwege qui répare les femmes 24 heures sur 24, à son hôpital de Panzi, si ce n’est la bonté ? Ce médecin qui a entamé ses études à l’université du Burundi, ne s’est pas donné par simple conscience professionnelle ni pour mériter le Prix Nobel de la Paix qu’il a reçu à juste titre. Et de quel sentiment procède l’oeuvre de Madame Marguerite Barankitse en faveur d’enfants orphelins qu’elle ne connaissait pas à Ruyigi et ailleurs ? Et cette solidarité des Burundais pour soutenir leurs semblables, surtout dans la peine ? Oui, la bonté existe. Moi-même je l’ai rencontrée à travers des partenaires dont les rapports vont au-delà du purement professionnel, comme par exemple Marc Quaghebeur, le Directeur des Archives et Musée de la Littérature de Bruxelles, éditeur et préfacier de mes publications.
Pensez-vous à la mort ?
Oui, mais ce n’est pas une obsession. J’y pense même occasionnellement, lorsqu’elle emporte par exemple un jeune dans la force de l’âge et que je la trouve par conséquent injuste. Je me dis alors « qu’ai-je fait pour être épargné » ? Je ne crois pas que ma mission de former et d’informer les jeunes et de leur partager mon expérience soit accomplie. Mais si la mort venait me cueillir, à condition qu’elle ne me fasse pas languir dans l’antichambre de la douleur, je la suivrais sans états d’âme, en toute ataraxie.
Si vous comparaissiez devant Dieu, que lui diriez-vous ?
C’est une question difficile. Elle implique que l’on se place sur le terrain de la foi. Elle sous-entend que l’on doive d’abord affirmer si oui ou non on croit en l’existence de Dieu. A cette dernière, je réponds sans ambages que pour moi Dieu existe. Je suis sous ce rapport quelque part voltairien. On a longtemps fait un mauvais procès à Voltaire, en le présentant pour un athée, mais il n’en est rien. Il fut déiste comme il l’exprimait dans sa célèbre métaphore de l’horloger. Si vous voyez une horloge, c’est qu’il ya un horloger, et si l’univers existe, c’est que c’est Dieu qui l’a mis là. La croyance en Dieu lui était dictée par la raison. C’est l’Eglise, surnommée l’infâme, qui était dans son collimateur car selon lui, elle prétendait en connaître plus que Jésus lui-même. Moi je crois en l’existence de Dieu et en l’Eglise et je ne doute pas que je comparaîtrais un jour devant Dieu. Et je lui dirai : « Il vous a plu que sur terre j’appartienne à une génération sacrifiée, n’ayant connu ni la paix ni le développement. Fais que ceux que je laisse là-bas obtiennent une amélioration de leur sort ».
Propos recueillis par Egide Nikiza