Dans le Burundi traditionnel, le soir, au coin du feu, la famille réunie discutait librement. Tout le monde avait droit à la parole et chacun laissait parler son cœur. C’était l’heure des grandes et des petites histoires. Des vérités subtiles ou crues. L’occasion pour les anciens d’enseigner, l’air de rien, la sagesse ancestrale. Mais au coin du feu, les jeunes s’interrogeaient, contestaient, car tout le monde avait droit à la parole. Désormais, toutes les semaines, Iwacu renoue avec la tradition et transmettra, sans filtre, la parole longue ou lapidaire reçue au coin du feu. Cette semaine, au coin du feu, Gérard Niyungeko.
Votre plus beau souvenir ?
Le jour où je suis devenu papa pour la première fois en 1984. Avoir un enfant est une bénédiction. On a le sentiment de participer à l’œuvre divine de création.
Votre plus triste souvenir ?
Le jour où mon père est décédé en 2001. Il était pour moi une référence à plusieurs égards. Comme beaucoup de gens de sa génération, il incarnait les valeurs que nous sommes en train de perdre.
Quel serait votre plus grand malheur ?
Il ne faut précisément pas appeler le malheur. Il peut venir tout seul.
Le plus haut fait de l’histoire burundaise ?
Les conquêtes territoriales du roi Ntare Rugamba, qui ont abouti plus ou moins à l’assise territoriale actuelle du Burundi.
La plus belle date de l’histoire burundaise ?
Le 1er juillet 1962, date du recouvrement de son indépendance par le Burundi, après quelque soixante ans de colonisation étrangère.
La plus terrible ?
Le 29 avril 1972, date du déclenchement des événements tragiques de cette année-là. C’était la première fois dans l’histoire connue du Burundi qu’il y avait ainsi des violences à caractère ethnique d’une telle ampleur. Tous les cycles de violence qui sont intervenus par la suite s’inscrivent dans la suite de ces événements.
Le métier que vous auriez aimé faire ? Pourquoi ?
Ecrivain philosophe. Car c’est la force des idées (bonnes ou mauvaises d’ailleurs) qui gouverne le monde. Par ailleurs, la réflexion précède toujours l’action et la commande.
Votre passe-temps préféré ?
Ecouter la musique et faire un peu de sport.
Votre lieu préféré au Burundi ?
Karimbi, lieu de ma naissance et de mon enfance. C’est une petite colline située au versant nord du Mont Gikizi, près de la source la plus méridionale du Nil et de la fameuse petite pyramide qui y est associée.
Le pays où vous aimeriez vivre ? Pourquoi ?
Le Burundi, parce que c’est mon pays et que c’est un beau pays, malgré tous les problèmes auxquels il a eu et continue à faire face.
Le voyage que vous aimeriez faire ?
En Chine et au Japon. Je n’ai jamais été dans ces pays et aimerais les connaître davantage, en particulier en ce qui concerne leur culture.
Votre rêve de bonheur ?
Il existe deux foyers du bonheur : la famille et la société incarnée par le pays. Le bonheur dont on peut rêver est de vivre au sein d’une famille heureuse et harmonieuse, et dans un pays paisible et prospère, dans lequel la justice et l’Etat de droit règnent en maître.
Votre plat préféré ?
Poisson du lac Tanganyika.
Votre chanson préférée ?
J’aime la musique douce en général, et je n’ai pas de préférence particulière.
Quelle radio écoutez-vous ?
Radio France Internationale, spécialement la tranche Afrique.
Avez-vous une devise ?
« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse »
Votre souvenir du 1er juin 1993 ?
Un mélange de satisfaction et de crainte. Satisfaction parce que le processus constitutionnel qui avait été conduit depuis 1991 et auquel j’avais pris part en tant que président de la Commission constitutionnelle venait d’aboutir sans violence avec l’élection présidentielle du 1er juin 1993. Crainte, parce que beaucoup s’interrogeaient sur la manière dont le nouveau pouvoir allait gérer le pays, en particulier par rapport à l’épineuse et lancinante question ethnique.
Votre définition de l’indépendance ?
L’indépendance est la situation d’une collectivité humaine, généralement organisée en un Etat, qui n’est soumise à aucune autre autorité que la sienne propre, qui prend librement et souverainement ses décisions, mais dans le strict respect de ses propres engagements internationaux.
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Votre définition de la démocratie ?
La démocratie comporte un aspect formel et un aspect matériel.
Dans son aspect formel, la démocratie est un système de gouvernement basé sur des normes et des institutions juridiques, qui permettent la participation directe ou indirecte du peuple à la désignation des gouvernants et à la prise des décisions d’intérêt général. Dans ce sens, on va parler par exemple de démocratie représentative ou de démocratie directe.
Dans son aspect matériel, la démocratie est une valeur sociale fondamentale, c’est-à-dire quelque chose qui est généralement considéré, à un moment donné, par la société, comme un bien précieux auquel la plupart des gens sont fortement attachées, en dehors de toute contrainte juridique. C’est à ce sens que renvoie la notion de culture démocratique. Dans cet entendement, la démocratie est elle-même nourrie par d’autres valeurs auxquelles elle est intimement liée, telles que la tolérance, le respect des droits de la personne, le respect de l’Etat de droit, le règlement pacifique des conflits, etc.
Une démocratie authentique doit comporter simultanément les deux dimensions. Un système normatif et institutionnel démocratique est voué à l’échec s’il ne s’applique pas à une société qui a intégré la démocratie comme valeur fondamentale, qui a développé une véritable culture démocratique, car on ne peut pas avoir de démocratie sans démocrates.
Votre définition de la justice ?
Le mot « justice » comporte plusieurs sens et renvoie à plusieurs situations différentes. Référence est uniquement faite ici à la justice judicaire, c’est-à-dire à la justice rendue par les Cours et Tribunaux.
Dans ce contexte, il y a justice lorsque le juge statue en toute indépendance, sans crainte ni faveur (without fear and favor), sur la base d’une interprétation correcte et bien comprise de la loi, pour autant cependant que cette loi ne soit pas elle-même une loi injuste, c’est-à-dire une loi qui nie les droits de la personne.
Ainsi comprise, la justice est inséparablement liée au respect des droits de la personne tant par la loi que par le juge, et au respect de l’Etat de droit qui postule que tous, à commencer par les gouvernants, sont soumis à la loi et que cette loi est elle-même protectrice des droits de la personne.
Si vous étiez Ministre de la Justice, quelles seraient vos deux premières mesures ?
La première mesure serait une réforme de l’ensemble du dispositif législatif de façon à garantir une indépendance institutionnelle intégrale au juge, en supprimant toutes les dispositions qui permettent aujourd’hui d’interférer dans l’exercice de la fonction judiciaire. Les juges ne doivent pas être considérés comme des agents de la fonction publique. La « fonctionnarisation » de la justice pose un problème grave.
La deuxième mesure serait le renforcement de la formation professionnelle et déontologique des magistrats, accompagné de l’établissement d’un régime disciplinaire approprié, applicable s’il y a lieu. La formation professionnelle viserait à renforcer la science des magistrats pour leur permettre d’appliquer correctement la loi. La formation déontologique des magistrats viserait à éveiller leur conscience professionnelle, en ce qui concerne leur indépendance personnelle et leur intégrité morale, car comme le dit l’adage, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». L’établissement d’un régime disciplinaire approprié viserait à mettre en place des mécanismes objectifs et transparents de sanction des magistrats qui manqueraient manifestement et gravement à leur devoir d’intégrité.
Si vous étiez Ministre de l’Education, quelles seraient vos deux premières mesures ?
La première mesure serait la conception et la mise en œuvre d’un programme ambitieux de mise à niveau de tous les enseignants du primaire et du secondaire, afin que ces formateurs puissent à leur tour rehausser la qualité de l’enseignement qui a baissé de façon dramatique, au vu du niveau des étudiants qui entrent à l’Université. Le rehaussement de la qualité de l’enseignement est une question de salut national.
La seconde mesure serait la multiplication à très large échelle des écoles d’enseignement des métiers et des instituts techniques supérieurs, afin de former de nombreux jeunes qui soient capables de se prendre en charge dès la sortie du cursus de formation, en créant leurs petites entreprises, et en participant à la production nationale. La professionnalisation accrue de l’enseignement est une des solutions incontournables au problème du chômage des jeunes, et en particulier du chômage des jeunes diplômés.
Croyez-vous à la bonté naturelle de l’homme ?
Je crois que l’homme a naturellement un bon côté et un mauvais côté. En fonction des circonstances de la vie, dès la naissance et la tendre enfance et tout au long de la vie, le bon côté de l’homme peut prendre le dessus sur le mauvais côté ou inversement.
Par ailleurs, quel que soit son bagage naturel de bonté, l’homme peut toujours s’améliorer au cours de sa vie. La religion et la morale l’y poussent fortement ; le droit s’efforce de l’y contraindre. Mais l’action combinée de la religion, de la morale et du droit n’est jamais assurée de succès pour tous. C’est pour cela qu’à tous les âges, on trouvera des gens plutôt bons et des gens plutôt mauvais.
Pensez-vous à la mort ?
Oui bien sûr. A cet égard, il faut être conscient que n’importe qui peut mourir à n’importe quel moment. Le philosophe ne disait-il pas que nous sommes des êtres pour la mort, et que dès que l’on vient au monde on est assez vieux pour mourir ?
Mais en même temps, il faut espérer vivre le plus longtemps possible, sinon on meurt un peu avant de mourir vraiment.
Il faut donc vivre entre la lucidité sur la possibilité de la mort à n’importe quel moment, et l’espoir vitalisant de vivre centenaire.
Si vous comparaissez devant Dieu, que lui direz-vous ?
Pardon pour tout le mal que j’ai pu faire malgré les efforts que j’ai déployés pour faire le bien. Merci pour tous les bienfaits dont j’ai été gratifié (la vie ; une famille ; une éducation ; une patrie ; etc.), et toutes les opportunités qui m’ont été offertes de servir ma famille, mon pays et l’Afrique. Puissiez-vous protéger ma famille, mon pays, l’Afrique, et le Monde ?
Bio express
Gérard Niyungeko est originaire de la commune Rutovu, province Bururi. Il est titulaire d’un doctorat de Droit de l’Université de Bruxelles, en Belgique. Il est Professeur de droit international, de droit constitutionnel et des droits de l’homme à l’Université du Burundi.
Il a exercé plusieurs fonctions notamment: Vice-recteur de l’Université du Burundi (1997-2000) ; président de la Commission constitutionnelle du Burundi (1991-1992) ; président de la Cour constitutionnelle du Burundi (1992-1996), titulaire de la Chaire de l’UNESCO en éducation à la paix et au règlement des conflits à l’Université du Burundi (1999-2003).
Il a été élu juge de la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples en 2006, pour un mandat de six ans. Il a été le premier président de la Cour (2006-2008). Il a été réélu pour un second mandat de président pour la période 2010-2012.
Il est l’auteur de plusieurs publications, notamment: Les droits de l’homme, cours destiné aux formateurs, Bujumbura, 1994, 92 p.; La preuve devant les juridictions internationales, Bruxelles, Bruylant, 2005, 480 p.