Mardi 05 novembre 2024

Ils sont venus au coin du feu

Au Coin du feu avec Claude Bigayimpunzi

05/09/2020 Commentaires fermés sur Au Coin du feu avec Claude Bigayimpunzi
Au Coin du feu avec Claude Bigayimpunzi

Dans le Burundi traditionnel, le soir, au coin du feu, la famille réunie discutait librement. Tout le monde avait droit à la parole et chacun laissait parler son cœur. C’était l’heure des grandes et des petites histoires. Des vérités subtiles ou crues. L’occasion pour les anciens d’enseigner, l’air de rien, la sagesse ancestrale. Mais au coin du feu, les jeunes s’interrogeaient, contestaient, car tout le monde avait droit à la parole. Désormais, toutes les semaines, Iwacu renoue avec la tradition et transmettra, sans filtre, la parole longue ou lapidaire reçue au coin du feu. Cette semaine, au coin du feu, Claude Bigayimpunzi.

Votre qualité principale?

La loyauté. Je me donne toujours à 100 % à ce que je crois.

Votre principal défaut?

Hmmm… peut-être un peu trop perfectionniste, en tout cas c’est ce que me disent ceux qui me connaissent bien.

La qualité que vous préférez chez les autres?

J’aime les gens pragmatiques, sincères. Ceux avec qui vous avez une idée claire d’une situation qu’elle soit plaisante ou pas.

Le défaut que vous ne supportez pas chez les autres?

L’esprit manipulateur. Je trouve qu’une personne qui vous manipule fait preuve d’un mépris déguisé.

La femme que vous admirez le plus?

Question compliquée. Difficile de me limiter à une seule femme ! Mais j’ai une pensée spéciale pour ma mère, Adèle Barimwotubiri. Impossible de passer sous silence les multiples qualités de mes sœurs, cousines, nièces et amies qui ont croisé ma route. J’ai une profonde admiration pour Mère Teresa de Calcutta, une sainte. Son œuvre qui se perpétue à travers sa congrégation est magnifique. Elle a gardé au centre de sa vie les gens les plus vulnérables, les sans voix et les oubliés de la société. Elle est devenue leur porte-flambeau.

Et l’homme que vous admirez le plus?

Difficile de ne citer qu’un nom. Néanmoins, je voue une grande admiration à Nelson Mandela. Quel homme extraordinaire qui, par la transformation de son esprit, s’est surpassé en transcendant la haine qu’aurait pu engendrer chez lui le terrible système « d’apartheid ».  C’est ainsi qu’il est devenu le rassembleur de la paix. Le bien gagne toujours sur le mal.

Qui aimeriez-vous être?

Ha ha ha… Qui d’autre que ma meilleure version possible !

Votre plus beau souvenir?

Cette passion commune qui nous liait sur le campus de l’institut culinaire « Cordon bleu » à Dallas au Texas. C’est là que j’ai été formé. Nous étions plusieurs étudiants venus des quatre coins du monde. Notre passion : la cuisine ! Apprendre à préparer les mets les plus raffinés, créer, imaginer des plats. Nous sommes devenus comme une famille.

Votre plus mauvais souvenir?

La mort de mon père, Pierre Bigayimpunzi, survenue alors que je me trouvais en dehors du Burundi. Je n’ai pas été aux côtés de ma mère et de ma fratrie pour lui rendre un dernier hommage. J’en ai souffert. Mon père était un homme bon, un patriote, généreux. Un prince de sang et de cœur.

Quel serait votre plus grand malheur?

Perdre ma capacité de penser, mes capacités physiques… Je pense que ce serait quelque chose de très difficile à vivre. Tout être humain aspire à être autonome le plus longtemps possible. La perte des personnes chères est aussi un grand malheur.

Le plus haut fait de l’histoire burundaise?

Les temps héroïques de la construction de la monarchie burundaise. Je pense au roi Mwambutsa qui était âgé de quatre ans seulement lors de son intronisation. J’ai une admiration pour les grands princes les Karabona, Ntarugera et autres Nduwumwe qui ont assisté et initié le jeune roi aux affaires courantes du royaume. La preuve extraordinaire d’un pouvoir bien structuré, avec une grande maturité politique

La plus belle date de l’histoire burundaise?

Le 1er juillet 1962. Le jour où notre pays, le Burundi, a rejoint le cercle des nations dites libres en quittant le groupe des nations colonisées.

La plus terrible?

Le 13 octobre 1961. Le Prince Louis Rwagasore est assassiné. Ce terrible événement marque le début de la tragédie burundaise. Le Prince Rwagasore qui avait tant milité pour l’indépendance de son pays n’a pas vu ce beau jour. Il n’a malheureusement pas eu le temps d’accomplir tous les projets dont il avait rêvé pour son pays.

Le métier que vous auriez aimé faire?

J’ai le plaisir d’exercer un métier dont je suis passionné. L’art culinaire est une passion qui m’est venue tard dans la vie. Mais aujourd’hui je n’aimerais exercer aucun autre métier. J’aurais aimé découvrir ce métier plutôt…

Justement, j’espère ne pas vous vexer : un père prince, ministre, un enfant de la haute classe de Bujumbura, quand on sait comment les Burundais ont peu de considération pour les cuisiniers… Qu’est-ce que cela vous fait?

Oui, je sais. Les Burundais parlent avec un brin de mépris des « boys ». C’est le métier de ceux qui ont raté leur scolarité. Au Burundi, beaucoup de gens pensent que se retrouver à la cuisine est un échec ! Mais d’abord une nuance: je ne suis pas « cuisinier ». Je suis « chef ». La nuance est de taille. Un chef imagine, crée des plats. C’est un artiste. Un cuisinier exécute.

Un artiste! Vraiment?

Tout à fait ! La gastronomie est un art, une culture. On élabore des plats, on pense aux sensations, nous sommes des gens fins, délicats. Ce n’est pas que le plat. C’est tout l’environnement : la table, les couverts, la présentation, les couleurs, les odeurs. La manière dont les plats sont servis. La musique qui accompagne les repas. La lumière. Tout compte. Vous savez, tout le monde cuisine. Mais tout le monde n’est pas chef cuisinier. Il faut voir comment les grands chefs sont respectés en Occident.

Que pensez-vous de la cuisine burundaise?

Au Burundi nous avons des produits extraordinaires, des fruits frais, des légumes naturels. Et pourtant on mange mal. Par exemple, au Burundi nous avons grandi dans la croyance que manger la viande tous les jours est un signe de réussite. Ainsi, les gens qui sont à l’aise mangent de la viande à midi, le soir au bistrot ils prennent une brochette, et ce n’est pas bon pour la santé. L’obésité, le diabète, la goutte font des ravages. Un bon repas doit être équilibré. Vous savez, il ne faut pas être riche pour bien manger. C’est une question de créativité.

Vous avez été formé aux Etats-Unis, mais là-bas ces maladies font des ravages!

Mais regardez ceux qui sont frappés par ces maladies. Ce sont les couches les plus pauvres, qui ne mangent pas équilibré, qui abusent des viandes. Les couches les plus aisées font attention, évitent le « fast food ». Bien entendu, les fruits et légumes frais ne sont pas à la portée de tous aux Etats-Unis. Mais au Burundi, nous avons des produits pour faire de bons repas.

Quid des restaurants burundais?

Ce que je vais dire ne va pas me faire des amis, mais tant pis je vais le dire quand même. Au Burundi, les restaurants font preuve de moins de créativité culinaire. Amusez-vous à regarder les menus dans les différents restaurants de Bujumbura. Quasiment aucune différence. Parfois ils changent le nom des plats, mais au fond c’est la même chose. Les patrons des restaurants passent leur temps à se piquer les cuisiniers. Quelqu’un ouvre un restaurant et se renseigne sur les plats préférés dans le restaurant le plus en vue. Il approche le cuisinier et lui promet un petit plus sur son salaire. Le cuisinier s’en va dans le nouveau restaurant, il va copier la carte de son ancien employeur et ainsi de suite. Aucune innovation. A la fin, vous avez les mêmes menus dans les différents restaurants de Bujumbura. Les gens ne sont souvent pas curieux. Une petite exception: je salue le poulet « sénégalais » du restaurant le « Maquis ». A ce jour, il n’a pas encore été « dupliqué » ailleurs. Sinon, partout souvent c’est la même chose, la sempiternelle brochette de bœuf accompagnée…

Vous êtes très sévère! Au fait, nous n’avons pas de plat «burundais»?

Désolé, c’est mon métier ! Je vais vous étonner : dans le Burundi traditionnel, il y avait un plat très raffiné qui s’appelait « ikindi ». Pour faire bref, la viande était cuite et conservée dans du beurre. C’est de la viande confite. Le terme « confire » signifie à l’origine mettre des substances comestibles dans un élément qui les conserve. Il s’agit de l’une des méthodes de conservation les plus anciennes. Dans le sud-ouest de la France, le confit occupe une place privilégiée en cuisine. Le canard confit est un mets très apprécié. Comme les Français, les Burundais avaient donc au moins un plat très raffiné, « ikindi », dommage qu’il soit tombé dans l’oubli…

Un souvenir, le plat le plus cher que vous avez déjà servi, les stars rencontrées…

A Dallas, j’ai servi à des stars des assiettes à des centaines de dollars… J’ai servi à des stars de la NBA durant leur NBA All stars games en 2010. J’ai été étonné par le respect de ces gens envers les chefs cuisiniers.

Une assiette à des centaines de dollars! A ce prix-là, on ne laisse rien dans l’assiette, j’imagine?

Ha ha ha… Ils ne mangent pas tout ! Ce ne sont pas des gens qui viennent se remplir le ventre. Ce sont des gourmets, pas des gourmands. Ils viennent découvrir, c’est une cuisine haut de gamme. Ils dégustent, ferment les yeux, savourent leur plaisir, c’est d’abord pour la langue avec ses millions de censeurs, pas pour le ventre. C’est difficile à expliquer…

Et vous votre plat préféré c’est quoi?

J’ai eu le privilège d’étudier, de découvrir et goûter plusieurs plats fins, élaborés, issus des cuisines du monde entier. Mais je suis fan des plats de chez moi. Par exemple, je peux dire sans aucune hésitation que mon plat préféré est le poulet grillé de Gatumba. C’est une recette très simple : un poulet grillé, assaisonné de sel et agrémenté d’un filet de jus de citron, sans oublier son accompagnement du « Buswage » (notre tofu local). Ce plat est succulent et réveille en moi une multitude de souvenirs. J’y suis très attaché.

Le pays où vous aimeriez vivre?

Pour avoir vécu la plus grande partie de ma vie à l’extérieur du Burundi, mon souhait serait de vivre dans un Burundi paisible et prospère pour tout le monde. Un pays de « lait et de miel » comme le qualifiaient les anciens. Vivre chez moi, me balader à Nyanza-Lac, un endroit extraordinaire par sa beauté. J’aimerais ouvrir une école de cuisine au Burundi, partager ma passion, faire découvrir, aimer et respecter ce métier encore peu connu au Burundi.

C’est cela votre rêve du bonheur?

Pour moi le bonheur est d’être en bonne santé, entouré des gens que j’aime. C’est aussi savoir que les personnes qui me sont chères sont bien portantes et en sécurité. Bref être en harmonie en moi-même et avec les autres.

Votre chanson préférée?

Ma chanson préférée est “Love’s in need of Love today” tirée du double album the Key of life de Stevie.

Avez-vous une devise?

« Si tu vis dans un monde qui te permet de devenir qui tu veux… décide d’être bon. »

Votre définition de la démocratie ?

Très simple : le respect des différentes opinions pour arriver à des compromis pour le bien COMMUN de tous les citoyens.

Votre définition de la justice ?

Simple également. A la base, nous sommes censés être tous égaux devant la justice. Ce principe acquis, le système judiciaire doit faire en sorte les lois soient respectées pour tous, riche ou pauvre peut y recourir. En d’autres mots, tout citoyen doit se sentir en sécurité et protégé contre toute injustice.

 Si vous étiez ministre du Tourisme ?

Je développerais la formation de toute la chaîne touristique pour mettre en avant les beautés du Burundi. Je ferais la promotion de l’écotourisme en rénovant tous les sites historiques. Je protégerais le lac Tanganyika, un joyau avec ses plages dont la beauté est à couper le souffle. Des compétitions interprovinciales seraient organisées pour que chaque province fasse connaitre ce qu’elle a de plus attrayant et de plus valorisant. Développer le secteur du tourisme permettrait aussi à la création d’emplois pour les jeunes burundais.

Croyez-vous en la bonté humaine ?

J’y crois fermement. Elle existe et je l’ai expérimentée à plusieurs occasions. Feu mon grand-père, le prince Karabona, a laissé cette maxime : « Ne commettez jamais le mal tant que vous n’aurez pas épuisé le bien. »  J’essaie de vivre cette sagesse.

Pensez-vous à la mort?

La mort fait partie de la vie, elle va arriver un jour ou l’autre. Nous devons avoir le courage de nous y préparer avec le plus de sérénité et de lucidité possible.

Si vous comparaissiez devant Dieu, que lui diriez-vous?

Que cela a été une grâce de vivre ma vie, de connaitre les gens que j’ai connus et aimés. Je lui demanderais pardon pour les offenses que j’ai pu commettre et pour le remercier pour ce qu’il a fait pour moi, je lui demanderais le privilège de lui préparer un bon plat !

Propos recueillis par Antoine Kaburahe
Si vous souhaitez contacter le chef Claude Bigayimpunzi
Email: [email protected] 

 

Bio-express

Il s’appelle Claude Bigayimpunzi. Il est né dans une fratrie de dix enfants, à Bujumbura. Famille aisée, Pierre Bigayimpunzi est un prince, il a été ministre. Le jeune Claude est âgé d’une année quand la famille va vivre en Allemagne.  Il a neuf ans quand la famille regagne le Burundi. Le petit a déjà le goût de l’aventure dans le sang.  20 ans plus tard, l’appel du large est très fort. Claude s’installe à New York City, il veut découvrir  « l’American Dream ».  Il doit vite apprendre l’anglais et pour survivre fait de nombreux petits boulots.  Petit à petit, il s’intègre  dans la société américaine et fait  la connaissance d’une jeune  italo-américaine. Il tombe amoureux et se marie  avec elle en 1997.  Le couple décide de déménager vers Boston. Mais la belle histoire d’amour prend fin, « suite de nos divergences culturelles », résume Claude. Il déménage sur Dallas où il poursuit alors une formation de conducteur de camions-remorques, métier qu’il pratique pendant presque quatre ans. A bord de ces gros engins, il va sillonner les routes américaines, le pays profond. Il aime  son métier, gagne bien sa vie. Mais il demeure insatisfait. « Je sentais que quelque chose me manquait. » A force de s’interroger, il finit  par répondre à un appel : celui de  la cuisine ! « Je me suis rendu compte que je veux faire la cuisine ».  Il range les camions. Comme toujours, Claude se lance passionnément dans ce qu’il aime.  Il va intégrer le prestigieux Institut des Arts culinaires le Cordon bleu de Dallas. C’est le début d’une belle aventure malgré les nombreux défis à relever. Pendant trois ans, ce sont les cours, une compétition sans relâche, des horaires fous… Il résiste. Il sort diplômé de ce prestigieux institut.  C’est la consécration. « Le monde culinaire m’a ouvert de grandes portes. J’ai travaillé dans de nombreux hôtels de classe internationale, je suis sollicité comme membre de jury pour des compétitions de chefs et je travaille pour de nombreux grands évènements. Je deviens consultant et conseiller de grands établissements. » Aujourd’hui, depuis bientôt  cinq ans, il vit à Kigali, au Rwanda. Il veut transmettre son savoir aux nouvelles générations de chefs qui prendront la relève et  écrit un livre de recettes sur la région qui « regorge de trésors inestimables », d’après lui. Son autre rêve : ouvrir au Burundi une école d'art culinaire et couler des jours heureux sur les bords de Nyanza-lac.    

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