Dans le Burundi traditionnel, le soir, au coin du feu, la famille réunie discutait librement. Tout le monde avait droit à la parole et chacun laissait parler son cœur.
C’était l’heure des grandes et des petites histoires. Des vérités subtiles ou crues. L’occasion pour les anciens d’enseigner, l’air de rien, la sagesse ancestrale. Mais au coin du feu, les jeunes s’interrogeaient, contestaient, car tout le monde avait droit à la parole.
Désormais, toutes les semaines, Iwacu renoue avec la tradition et transmettra, sans filtre, la parole longue ou lapidaire reçue au coin du feu. Cette semaine, au coin du feu, Al Hadj Harouna Nkunduwiga.
Votre qualité principale ?
Sans hésiter : la franchise et l’honnêteté.
Votre défaut principal ?
L’impatience face à l’intolérance et à l’injustice. Pour les uns, c’est une qualité, pour d’autres, un défaut.
La qualité que vous préférez chez les autres ?
Honnêteté et transparence.
Le défaut que vous ne tolérez pas chez les autres ?
La globalisation et je n’aime pas les gens malhonnêtes.
La femme que vous admirez le plus ?
Ma mère, une femme qui s’occupe bien de sa famille, clairvoyante. Elle n’est très diplômée, mais elle sait bien gérer les affaires de la famille, elle qui sait à demander conseil quand il le faut. Elle pose des pas comme un caméléon, évalue les pas qu’elle fait. Un pas, un deuxième pas… Elle évalue , progresse pas à pas. Telle est ma mère.
Votre religion vous permet d’épouser plus d’une femme. Vous en avez combien ?
La religion musulmane nous autorise un maximum de quatre femmes. Jusqu’aujourd’hui, j’ai une seule femme. Avoir plus d’une femme est un droit que le Tout-Puissant nous a réservé à travers le Coran. Mais quand le besoin se fera sentir et quand les moyens suivront, je pourrai en avoir une deuxième, pourquoi pas une troisième, et même une quatrième. Mais c’est un droit et non un devoir. On est libre de l’exercer.
Et pourtant la loi burundaise interdit les unions libres…
Il ne s’agit pas d’union libre parce qu’on organise un mariage officiel, mais peut-être pas légal au niveau de l’Etat civil, mais légal au niveau religieux. J’estime qu’il faut mettre en avant la parole de Dieu et suivre tout ce qu’il nous recommande.
S’il nous recommande cela, au lieu de faire le vagabondage sexuel, et bien nous préférons prendre une deuxième femme, une troisième, même une quatrième. Mais au-delà de quatre épouses, les moyens risquent de ne pas suffire pour bien les entretenir.
L’homme que vous admirez le plus ?
Un homme honnête qui sait prendre ses responsabilités, qui court à gauche et à droite pour subvenir aux besoins de sa famille. Au Burundi, avons un neuvième président après l’Indépendance. Je dois dire que jusqu’aujourd’hui, j’ai admiré les projets de développement de feu président Jean-Baptiste Bagaza. Le développement que le pays a pu avoir sous son régime reste gravé dans ma mémoire. Aujourd’hui, il y a d’autres qui essaient, mais, à ce jour, il n’est pas encore égalé. Mais je reconnais qu’au niveau politique, il y a l’un ou l’autre reproche à lui faire.
Votre plus beau souvenir ?
Mon parcours scolaire. J’ai commencé l’école primaire un peu tardivement, à neuf ans presque, avec tous les problèmes d’exclusion qu’il y avait. Mon père venait de se convertir à l’Islam.
Mais finalement j’ai été admis dans les écoles des missionnaires catholiques. Malgré le retard pour commencer l’école primaire, j’ai évolué de façon normale.
Votre triste souvenir ?
Sur le plan personnel, j’ai été victime de cette discrimination religieuse en tant que musulman. J’ai été victime d’une situation dont je n’étais pas responsable parce que c’est mon père qui s’était converti à l’Islam. Lorsque j’ai terminé mes humanités générales à l’Athénée de Gitega en 1985, j’ai demandé d’être orienté à la Faculté de médecine et on me l’a refusée. Pourtant j’avais une bonne note. J’ai vécu cela comme une injustice. Cette situation m’a marqué. Sur le plan politique, j’ai été marqué par cette première élection démocratique, qui n’a pas été gagnée par l’organisateur des élections, l’Uprona, le parti au pouvoir. Ensuite, le premier président démocratiquement élu a été tué. Jusque-là, on avait assisté à des coups d’Etat sans versement de sang. Cela m’a choqué et je me suis mis à me mettre à l’écart de la politique. J’ai détesté ce changement brutal.
Votre plus grand malheur ?
Quitter cette terre sans avoir contribué, comme je le prévois, au développement de mon pays. Il est vrai qu’au niveau éducatif, avec mes 32 ans de carrière, bientôt 33 ans, j’ai sorti beaucoup de lauréats ont des postes de responsabilité dans différents départements ministériels. Si Dieu me prête encore vie, je voudrais quitter ce monde après avoir encore contribué au développement effectif et véritable de ce pays.
Le plus haut fait de l’histoire du Burundi ?
C’est l’accession du Burundi à l’Indépendance. Une Indépendance acquise grâce à la bravoure du prince Louis Rwagasore. Un fait m’a marqué : Rwagasore était un prince qui n’a pas voulu prendre ce que son père lui donnait comme chef. Il a dit : « Je dois lutter pour l’Indépendance de mon pays ». Une lutte noble qu’il a payée de son sang.Dans l’histoire lointaine, je dois saluer les rois Ntare Rushatsi et Ntare Rugamba qui ont donné les limites territoriales que nous connaissons de notre pays.
La plus belle date de l’histoire burundaise ?
C’est justement l’accession du Burundi à l’Indépendance, le 1er juillet 1962.
La plus terrible ?
Il y en a plusieurs. Mais deux dates sont très noires pour moi. Il s’agit de l’assassinat du prince Louis Rwagasore, le 13 octobre 1961. Il nous a quittés avant de mettre en application ses rêves. Les responsables de ce pays devraient toujours s’inspirer du contenu de son discours. La seconde date est l’assassinat du président Melchior Ndadaye, le 21 octobre 1993. Il est mort lui aussi avant de mettre en action ses promesses.
Le métier que vous auriez aimé faire ?
J’aime ma carrière d’enseignant. Mais j’aurais aimé soigner, sauver des vies en tant que médecin. Comme je l’ai dit, à la fin de mes études secondaires, je voulais faire la médecine. J’ai dû embrasser la carrière enseignante. Mais finalement, il n’y a pas meilleur métier que l’enseignement : les médecins, les agronomes, les militaires, les politiques, tous passent devant l’enseignant. Et tout ce monde contribue au développement. L’enseignement est un métier qu’on ne peut pas évaluer facilement. Il n’ y a même de rémunération à la hauteur de ce que fait l’enseignant. Je suis fier car aujourd’hui, d’une certaine manière je « sauve » aussi des vies humaines mieux que je l’aurais fait si j’étais médecin.
Votre passe-temps préféré ?
La prière, les cinq moments de prière dans la journée, et sauf cas de force majeur je ne rate jamais la prière de vendredi, un grand jour de la semaine pour les musulmans. Après la prière, j’aime la préparation de mes leçons pour mes enfants parce que même à 33 ans de carrière, on doit continuer à préparer. L’enseignant est un éternel apprenant, il doit s’adapter. Je fais aussi du sport. Je n’ai pas de préférence. Je pratique presque toutes les disciplines. Aujourd’hui, je suis encadreur du netball, une discipline nouvelle dans notre pays.
Votre lieu préféré au Burundi ?
Ma commune natale Gisagara, en province Cankuzo. Sur le plan touristique et historique, je préfère la source du Nil à Rutovu.
Le pays où vous aimeriez vivre ?
Je préfère rester au Burundi. Malgré les crises qui ont endeuillé notre pays, je n’ai jamais fui. Et les gens se demandent pourquoi par rapport à mes positions et déclarations je n’ai pas fui. Je réponds qu’il n’y a pas un lieu où il y a la paix plus qu’au Burundi. J’ai la paix dans le cœur. J’ai déjà visité beaucoup de pays, mais je préfère vivre ici. Même s’il advient que je meure à l’étranger, je voudrais que mon corps soit rapatrié au Burundi.
Le voyage que vous aimeriez faire ?
J’ai envie de découvrir beaucoup de pays. J’aimerais me rendre aux Etats-Unis d’Amérique pour découvrir comment plus de 50 Etats sont unis et travaillent ensemble alors que chez nous avec 27 mille km2, nous ne parvenons pas à nous entendre. J’ai déjà fait un pèlerinage à la Mecque, mais je voudrais y retourner pour comprendre les éléments que je ne maîtrisais pas à l’époque du premier voyage.
Je voudrais découvrir la Chine et le Japon. Ces deux pays m’inspireraient notamment la Chine qui, malgré une démographie galopante, parvient à gérer cette surpopulation qui devient un atout, une main-d’œuvre pour se développer.
Votre rêve de bonheur ?
Je voudrais rester en bonne entente avec ma famille parce qu’il y a des gens qui quittent cette terre laissant derrière eux des divisions dans la famille. Je voudrais garder une bonne cohésion dans la famille qui engendrerait une cohésion nationale. Que les Burundais soient unis. Ils ont en commun cette terre.
Qu’ils se mettent ensemble pour la développer et non pour la déchirer. Qu’il y ait équité, le partage équitable des ressources de ce pays. Bref, qu’il n’y ait pas une poignée de gens qui s’accaparent des richesses du pays au moment où les autres meurent de faim.
Votre plat préféré ?
Je souffre de colopathies depuis 1986. Je préfère donc un plat simple. Un peu de bananes, peu importe la façon dont elles sont cuites. La nourriture traditionnelle comme les colocases me font plus de bien.
Votre chanson préférée ?
J’aime notre hymne national. Son contenu m’inspire. C’est un chant qui donne à réfléchir à tous. Je ne voudrais pas que l’on change son contenu, très riche et profond. C’est le plus beau des hymnes nationaux que j’ai déjà écoutés.
Quelle radio écoutez-vous ?
A l’époque, j’écoutais la RPA. Aujourd’hui, j’écoute plus Isanganiro. Deuxièmement, j’écoute la RTNB suivie par la radio Nderagakura. A la radio Isanganiro, il y a des émissions diversifiées, mais malheureusement, à la RTNB, c’est plus politique, moins divertissant.
Avez-vous une devise ?
« Cultivons-nous pour nous développer », c’est-à-dire « Eduquons-nous pour nous développer ». L’éducation est le pilier du développement.
Votre souvenir du 1er juin 1993 ?
A cette époque-là, je faisais partie de la Commission électorale communale indépendante, dans la commune Songa, en province Bururi. Mon grand souvenir c’est que ce que j’avais vu : lors de la campagne, beaucoup de militants arborant les couleurs de l’Uprona (rouge et blanc), parti au pouvoir, mais curieusement, c’est le parti Frodebu qui a remporté la victoire. L’heure du changement avait sonné.
Votre définition de la démocratie ?
La définition du dictionnaire, c’est le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Malheureusement aujourd’hui, les gens semblent limiter la démocratie aux seules élections. Bien sûr, il y a gouvernement du peuple, mais pas pour le peuple nécessairement. Les gouvernants mettent en avant leurs propres intérêts et oublient les gouvernés. Il faut que dans la démocratie le peuple mette en place ses dirigeants. Il faut qu’il soit consulté pour qu’il donne sa contribution dans la gouvernance.
Votre définition de la justice ?
C’est la mise en avant ou l’observance de ce que dit la Loi. La justice devrait être le respect du droit et de la loi. Mais malheureusement dans la pratique, les juges sont soumis aux pressions ou injonctions extérieures.
Bientôt 33 ans de carrière dans l’enseignement, des regrets ?
On n’a toujours des regrets. Même si j’ai pu faire ce que je m’étais fixé, je dois dire que j’ai encore du retard par rapport à ce que je devais donner comme contribution au système éducatif. Je regrette certaines réformes qui n’ont pas tenu compte de la volonté des partenaires de l’éducation. Des décisions qui ont été prises sans tenir compte de ce que vivent les techniciens sur terrain. Un grand échec du système éducatif.
Si vous étiez ministre de l’Education, quelles seraient vos deux premières mesures ?
La première mesure serait d’organiser l’enseignement par rapport aux besoins du pays. La deuxième serait de donner au système éducatif des moyens matériels, financiers et humains à la hauteur des défis. Les deux vont de pairs. Des moyens humains suffisamment formés et bien rémunérés.
Quelle évaluation faites-vous de la participation des musulmans dans les instances de prise de décision ?
Je dois être honnête, ils sont presque absents. Même si l’on met l’un ou l’autre, on le fait en considérant ce qu’il est et ce qu’il vaut. Nous avons vu peu de musulmans promus selon leurs compétences. Même ceux qui tentent d’émerger sont écartés. De l’autre côté, d’une façon ou d’une autre, le pouvoir s’est immiscé dans la gestion de notre organisation. Il y a eu une dilution de la Communauté islamique du Burundi. La représentation de notre communauté n’a pas respecté les textes qui la régissent. Nous avons beaucoup de défis à surmonter au niveau de notre communauté. Mais nous espérons qu’un jour nous y parviendrons. Toute chose a un début et une fin.
Croyez-vous à la bonté humaine ?
L’homme est naturellement bon. La bonté existe, mais les gens la diluent. Dieu est bon et nous invite à faire du bien, de nous mettre dans la peau du pauvre. Il faut revenir aux Ecritures saintes.
Pensez-vous à la mort ?
Absolument. Chaque être humain devra goûter à la mort. Un jour je vais mourir. La question est de savoir ce que j’aurais fait pendant mon existence pour développer cette terre, ce que j’ai fait de mes études ?
Si vous comparaissez devant Dieu, que lui direz-vous ?
Mon Dieu, j’ai fait ce que j’ai pu sur cette terre, mais j’aurais aimé faire plus.
Propos recueillis par Félix Haburiyakira