Par Louis-Marie Nindorera*
Avril 1989. Je suis entré dans le premier emploi plein de ma carrière professionnelle au Burundi par le grade « C6 », le plus petit qui fut pour un cadre de la fonction publique. Il était attribué aux gagne-petit qu’on ne fatigue pas un Chef d’Etat à nommer par décret. Pour un premier job, je n’en étais pas moins devenu fonctionnaire à la présidence de la République ! Pour préserver la conduite présidentielle des affaires de la nation de l’insouciance de mes 26 ans, deux Conseillers assuraient le rôle de tampon hiérarchique. Néanmoins, de rares hasards me propulsèrent en tête-à-tête avec Pierre Buyoya, alors président de la République. J’en garde des souvenirs menus et impérissables qui opèrent comme filtre dans mon jugement des actes de l’homme, dans ce qu’ils conservèrent de valeureux et mémorable, contre vents et marées et par-dessus tout le reste.
2015 : Pierre Buyoya pris dans la nasse et le changement brusque de perspective ?
Trente ans plus tard, beaucoup de sang a coulé sous les ponts. En ce jour d’inhumation, sa mémoire est lacérée, flagellée de toutes parts et paradoxalement, elle prend des coups venus en parfaite symétrie des tranchées qui se pilonnent depuis des années ! D’un côté, il y a ceux qui accusent Pierre Buyoya d’avoir feint de lâcher le pouvoir en juillet 1993 pour tenter de le reprendre en octobre 1993 et d’avoir consommé son forfait en juillet 1996. De l’autre, il y a ceux qui rient sous cape du sort que lui infligent ceux auxquels il aurait « naïvement » cédé le pouvoir et qui lui rendent à présent la monnaie de sa pièce ! Pourtant, pendant des années l’héritage politique de Pierre Buyoya n’entretenait, de part et d’autre, au pire que des grommellements de salons, coulisses et bistrots. La tournure prise par les événements déclenchés le 26 avril 2015 à l’annonce de la candidature de Pierre Nkurunziza à un troisième mandat présidentiel consécutif changea brusquement la perspective sur Pierre Buyoya en éclairant et en grossissant le spectre du « putschiste patenté » tirant les ficelles dans l’ombre. Ce retournement des bonnes grâces de Pierre Buyoya en disgrâce arriva à pic pour nourrir le seul narratif qui pût rallier par-delà les clivages et divisions béantes du Parti au pouvoir : la menace du retour à un ordre politique révolu, embusqué derrière des généraux FDD de paillette, paradés en trompe-l’œil.
Mémoires vives
Que cette menace fût réelle ou manipulée, la mémoire du passé était, dans tous les cas, assez vive pour que le fait de l’agiter permît au pouvoir de rallier bien au-delà de ce qu’il comptait comme sympathie avant le 26 avril et ce, plus par répulsion que par adhésion, puis par vagues successives et croissantes. Pour ces mémoires vives, la tentative de putsch militaire du 13 mai 2015 fut sans doute le fait le plus cristallisant. La mise du Burundi sous sanctions de l’Europe et des Etats-Unis acheva de ressouder les rangs derrière le pouvoir. Sur cette lancée, un Pierre devint l’anti-modèle et le Némésis de l’autre, par défi et défiance d’une « communauté internationale » accusée de juger à double standard. Ces événements constitueront aussi un accélérateur du recours par le régime aux tribunaux nationaux comme caisses de résonance de l’expression, non du droit, mais de cette nouvelle « conscience politique » post-13 mai. Le procès politique est quasi assumé contre ceux que cette conscience tient pour la cinquième colonne de pouvoirs occultes (Belgique, Rwanda, industrie extractive minière, etc.). De l’arrestation à la grâce présidentielle en passant par les sentences de condamnation, ce sont des actes d’expression éminemment politique, sans relation avec la règle objective du droit, à charge des juges de leur donner un vernis de droit judiciaire. Dans la même veine, tout fut revisité à l’aune de ce réveil brusque de conscience, dans le prisme du complotisme : Accord d’Arusha, coopération internationale, etc.
Deux poids, deux mesures
Dans les contrastes de perspectives et de jugements sur l’héritage politique de Pierre Buyoya tiennent aussi toute l’incommodité et les contradictions des opinions, d’un Pierre à l’autre, d’une crise politique burundaise à l’autre, d’un pays à l’autre. Quand Pierre Buyoya fit son putsch en juillet 1996 et dans les années qui suivirent, le Conseil de sécurité des Nations Unies et l’Union européenne accompagnèrent l’homme et ses efforts politiques d’un regard bienveillant. Ils firent profil bas et passèrent par pertes et profits les nombreuses violations des droits de l’homme commises sous sa gouvernance, en proie à une opposition armée. Les seules sanctions vinrent de la sous-région, à l’instigation de Julius K. Nyerere, agacé par l’immunité internationale de facto gratifiée à « Mister Nice Man », ainsi qu’il surnomma sarcastiquement Pierre Buyoya. Vingt ans plus tard, Pierre Nkurunziza ne reçut pas la même bienveillance, ni même la réserve de cette « communauté internationale ». Même l’opinion burundaise, dans ses clivages saillants, se prend les pieds dans le tapis et les mêmes contradictions. Beaucoup vilipendent bruyamment l’un des Pierre pour des violations des droits de l’homme qu’ils trient sur le volet, mais baissent le ton, taisent voire absolvent l’autre (Pierre) des siennes, auxquelles ils trouvent des circonstances atténuantes devant une « une cause supérieure, au-dessus de toute contestation ». Pour quiconque prétend être motivé par la mémoire du sang et la « cause des droits de l’homme », ce sont des contradictions réelles. Certaines organisations internationales des droits de l’homme se prévalent de leur constance dans leurs condamnations égales cinglantes des violations des droits de l’homme, de Michel Micombero à Evariste Ndayishimiye. Les critiques qu’elles reçurent de tous ces régimes, sans exception, leur servent de faire-valoir de leur présumé neutralité. Pourtant, elles non plus n’échappent pas à la critique du « modèle » de société sous-tendu par leur lobbying invariable et inflexible, tenu dans la posture rigide et commode de l’observateur des droits de l’homme.
Entre narratifs et pratiques
En fin de compte, ces contradictions cumulent en brouillard, si épais que tout peut s’y fourrer et s’y dissimuler, du plus légitime (quête de cohérence et justice internationales) au plus abject (corruption d’Etat systématisé, négation du génocide). Vouloir tailler la mémoire et l’héritage de Pierre Buyoya et Pierre Nkurunziza strictement sur leur bilan des droits de l’homme, au sens restrictif des droits civils et politiques fondamentaux et dans une temporalité courte, n’a conduit jusqu’ici qu’à des biais politiques.
Faudrait-il alors les apprécier à leurs efforts présumés pour bâtir un modèle démocratique unique, taillé pour la société burundaise, dans toutes ses forces et faiblesses, affranchie de tout diktat extérieur guidé par un néocolonialisme rampant et des intérêts sectaires cachés ? L’exercice en serait-il moins biaisé ? Les pourfendeurs de Pierre Buyoya le caricaturent en suppôt de l’Occident qui singea le modèle démocratique majoritaire occidental, à sa propre perte et à celle du Burundi. Selon eux, il sacrifia son peuple à sa gloire et sa carrière internationale personnelle. Il n’aurait rien fait de son plein gré et n’aurait jamais avancé qu’en freinant des quatre fers, de putsch en putsch, de pogrome en pogrome, naïvement pour les uns, cyniquement pour les autres. D’une part, ce portrait, plein de contradictions, exagère le poids et l’influence de la communauté internationale (qu’on accuse pourtant aussi de passivité historique sur le Burundi) sur les affaires politiques du Burundi depuis 1988, même si des pressions internationales s’exerçaient bel et bien. D’autre part, il minimise à l’excès la réalité et la gravité des pressions radicales internes et des risques personnels auxquels Pierre Buyoya s’exposait par ses choix d’ouverture. Prétendre qu’il ne fit rien de son propre chef est tout à l’inverse de sa personnalité, de ses plus petits aux plus grands actes. Pierre Buyoya était fin diplomate et communicateur. Il n’aurait jamais physiquement et politiquement survécu à Ntega-Marangara ainsi qu’aux réformes politiques audacieuses qui s’ensuivirent s’il n’avait été rien d’autre que la caisse de résonance de Bruxelles, La Baule, Kinshasa, Dar Es Salaam, etc. Les poussées radicales intérieures s’en moquaient hier, autant qu’elles s’en moquent encore aujourd’hui.
Quant à Pierre Nkurunziza, le rejet de tout diktat international est un point de revendication fort et assumé. Il puise dans un fond de mémoire, celui de tous les biais historiques de la « communauté internationale ». Pierre Nkurunziza est héroïsé par une partie des Burundais pour le prolongement qu’il incarne partiellement de la mémoire de Melchior Ndadaye. Celui-ci symbolisait une rupture dans la nature du rapport politique interne : la main qui refuse de rester en dessous à recevoir d’une main au-dessus, aussi bienveillante qu’elle put être. Ndadaye, c’était la rupture néocoloniale paternaliste dans le champ politique interne (Hutu/Tutsi). Le régime actuel en revendique à présent le prolongement « souverainiste » sur le champ international. Mais en pratique, politiquement et économiquement, son narratif idéologique couve d’innombrables contradictions, inversant et reproduisant souvent les maux historiques dont il prétend libérer.
Mémoire et Repos
En ce jour, Pierre Buyoya est inhumé à Bamako, à six mille kilomètres de sa terre natale. Après des années de quiétude, un procès politique contre lui a brusquement surgi d’une forme d’éveil de la « conscience politique » des tenants du pouvoir, sous les secousses de 2015, prolongé en procès judiciaire, pour les besoins de forme et pour la cause. Pour que les lignes bougent, il faudra de vrais procès judiciaires. Ils ne seront possibles que dans un environnement politique désectarisé. La mémoire de Pierre Nkurunziza y trouvera aussi son compte, sans que nul soit besoin pour lui reconnaître sa part, d’avoir à souiller celle d’un autre Pierre. Le temps peut tout faire.