Vendredi 22 novembre 2024

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ANALYSE | 10 Clefs pour comprendre la crise sénégalaise

05/06/2023 2
ANALYSE | 10 Clefs pour comprendre la crise sénégalaise

L’Afrique entière retient son souffle. Le Sénégal, donné comme modèle de démocratie et de stabilité offre au monde une image inattendue. Avec la condamnation à deux ans de prison ferme de l’opposant Ousmane Sonko, tout peut arriver, même le pire. Et peu importe le scenario, le président Macky Sall y perd déjà beaucoup. Frank Kaze*, journaliste burundais a vécu de nombreuses années au Sénégal, où il a été formé et entretient un grand réseau, nous donne quelques clefs pour comprendre comment ce pays pourrait flamber.

1. Qui est Ousmane Sonko ?

Ousmane Sonko est né le 15 juillet 1974 à Thiès, la ville dite ferroviaire du Sénégal. Mais il a passé la plus grande partie de sa jeunesse en Casamance, terre natale de ses parents, où il semble d’ailleurs plus reconnu. Il a une maitrise en droit public et il est doctorant dans ce même domaine. Depuis sa jeunesse, il est décrit comme un homme engagé et jusqu’au-boutiste pour atteindre ses objectifs, ce qui lui confère une place de choix dans le milieu associatif sénégalais.

C’est une lapalissade de dire qu’Ousmane Sonko n’a jamais été en odeur de sainteté avec le président Macky Sall. Celui-ci l’a radié de la Fonction publique en 2016 pour indiscrétion professionnelle, alors qu’il était inspecteur des impôts. L’opposant, qui, deux ans plus tôt, avait créé le parti Patriotes du Sénégal pour l’éthique, le travail et la fraternité (PASTEF-Les Patriotes), avait accusé des personnalités sénégalaises d’avoir illégalement bénéficié d’avantages fiscaux. Parmi elles, Aliou Sall, un jeune frère du chef de l’Etat. La radiation a été considérée, par le concerné et une bonne partie de l’opinion sénégalaise, comme un règlement de compte purement politique, visant à museler le tonitruant opposant.

2. Quelle est sa force, son implantation politique ?

Il faut dire que Sonko a d’abord ce charisme rare dont peu d’hommes politiques peuvent se targuer. Il a le verbe haut et a toujours fait des valeurs qui portent, dont l’éthique et le partage équitable des ressources, son cheval de bataille. Son intransigeance et la fidélité à ses engagements, dans un sérail politique de conservatisme, lui valent alors la sympathie d’abord d’une jeunesse qui voit en lui le changement, mais aussi d’une Casamance qui a toujours rêvé de disposer d’hommes d’une carrure capables de plaider pour une région qui s’est toujours considérée comme laissée-pour compte, et qui, depuis des décennies, exprime sa frustration par le désir d’une indépendance qui tarde à pointer son nez.

Ousmane Sonko aime et parle pour la jeunesse et elle le lui rend bien. Dans toutes ses batailles, les jeunes de toutes les villes, principalement Dakar et Ziguinchor dont il a été maire, se sont montrés prêts à tout pour le défendre, au risque de leurs vies, en témoignent le nombre toujours croissant de morts -plus de quinze la semaine dernière après sa condamnation à deux ans de prison ferme- au cours de manifestations pour protester contre ses poursuites judiciaires.

3. Il est accusé de quoi exactement ?

Le candidat à la présidentielle de 2024 était d’abord accusé de viol et menaces de mort contre Adji Sarr, une employée d’un salon de beauté où il avait l’habitude d’aller se faire masser entre 2020 et 2021. Délits dont il a été acquitté. Mais il a néanmoins été reconnu coupable de corruption de la jeunesse, qui consiste à entrainer dans la débauche un/e jeune de moins de 21 ans, ce qui était alors le cas d’Adji Sarr au moment des faits.

4. A-t-il bénéficié d’un procès juste et équitable ? La justice sénégalaise est-elle réputée indépendante ?

L’enjeu de son procès semble plus politique que pénal, puisque le plus farouche opposant de Macky Sall ne pourra pas se présenter au scrutin de l’année prochaine, selon le Code électoral, si la peine de deux ans prononcée par une chambre criminelle de Dakar le jeudi 1er mai est maintenue. Le camp d’Ousmane Sonko parle d’un procès « téléguidé par le pouvoir pour lui barrer la route à la course de la prochaine présidentielle. » Et toute l’opposition, dont le PDS, ancien parti au pouvoir, s’est rangée derrière lui.
Les doutes sur un procès équitable sont renforcés par le souvenir des affaires Karim Wade, fils et ancien ministre d’Abdoulaye Wade, condamné en 2013 pour enrichissement illicite, et de Khalifa Ababacar Sall, ex-maire de Dakar, poursuivi également pour détournement de fonds et condamné en 2018 à cinq ans de prison. Tous les deux étaient des candidats à la présidentielle, mais leur condamnation écartait automatiquement toute possibilité de se présenter au prochain scrutin. Les deux hommes ont été libérés sur grâce présidentielle, mais leur futur politique au Sénégal semble totalement compromis.

Au Sénégal, les procès politiques ont toujours laissé un goût amer et égratigné une justice qui a souvent été qualifiée d’outil du pouvoir. Par ailleurs, des magistrats sont régulièrement épinglés pour corruption.

5. Comment la population vit la sentence ?

Du coup, la population, méfiante, particulièrement les partisans de personnalités traduites en justice, est toujours prompte à défendre bec et ongles ses représentants. A fortiori Ousmane Sonko, qui a su galvaniser des Sénégalais de toutes souches et de toutes les couches sociales. Ainsi, depuis deux ans, avec le début de l’affaire Adji Sarr, le Sénégal paraît suspendu épisodiquement à tout ce qui touche le député. Pendant toute cette période, il n’y en a eu pratiquement que pour lui. Après la sentence de deux ans de prison, la vie semble s’être arrêtée. La fermeture de l’Université Cheikh Anta Diop et la suspension des cours dans les écoles, les magasins fermés par peur d’être vandalisés, la mobilisation des forces de l’ordre : police, gendarmerie et même l’armée pour sécuriser les sites stratégiques, tout cela montre la gravité de la situation dont les autorités ont conscience. La population, qui paie toujours le prix cher de ce type de situations, est naturellement loin d’en être contente, et les partisans d’Ousmane Sonko restent plus que jamais mobilisés.

6. En principe, Sonko doit être arrêté pour purger sa peine. Quel est le risque ? Comment voyez-vous la suite ? L’armée restera dans les casernes ?

Malgré tout, Ousmane Sonko n’est pas au-dessus de la loi, et comme tous les autres avant lui -Karim Wade et Khalifa Sall- ci-haut cités et tant d’autres avant eux, sans oublier l’emblématique Abdoulaye Wade qui a passé le plus clair de son temps en prison durant ses vingt dans l’opposition, il n’y échappera pas. Mais qu’y gagnera le Sénégal ? Ses partisans sont déterminés à aller jusqu’au bout, et le pays risque de se retrouver entièrement paralysé.

Aux yeux d’une grande opinion, Sonko ne peut passer que pour une victime dont la sympathie ira grandissante. A l’instar d’un Wade, devenu plus tard président, Ousmane Sonko s’en tirera plus grandi avec une notoriété encore plus encrée. Car il va sans dire que tout ce bruit autour de l’opposant ne peut lui valoir que de la publicité. Mais à quel prix ? Un embrasement général n’est pas à exclure, avec la crainte de fortes échauffourées entre des partisans chauffés à blanc et une police qui a déjà montré qu’elle n’hésiterait pas à faire usage des armes à sa disposition. Quant à l’armée, malgré son positionnement sur les points stratégiques, elle ne bradera pour rien de sa réputation d’une des armées les plus disciplinées d’Afrique. Tout est certes possible, mais les militaires sénégalais ont jusqu’ici fait preuve d’une neutralité sans faille dans les affaires politiques.

7. Est-ce que Macky Sall va se représenter ? Quel est son bilan économique ?

Le silence coupable de Macky Sall risque de jeter de l’huile sur le feu. Surtout qu’il entretient le suspense sur la possibilité de se représenter pour un 3e mandat. Et pourtant, l’on se souvient d’un même Macky Sall qui, en 2016, trouvait déjà un mandat de 7 ans trop long. Il était allé jusqu’à soumettre à l’Assemblée nationale un projet de loi de réduction du mandat présidentiel à 5 ans, proposition rejetée par les députés. Il était alors impensable que l’homme pouvait avoir des envies de rallonge. Apparemment, il a bien caché son jeu. Le suspense reste total.

Il est certes vrai que Macky Sall jouit d’un bilan largement positif sur le plan économique. Il faut être honnête et lui reconnaître des avancées significatives, particulièrement dans les secteurs des infrastructures, de l’énergie et de l’agriculture. La croissance du pays est passée de 3,4% en 2012, au moment de son accès au pouvoir, à plus de 9% en 2023. Un bond pour le moins séduisant. Mais sur le plan social, le fiasco est total, car cette croissance ne se reflète pas dans le panier de la ménagère et la majorité de la population croupit toujours dans la pauvreté. De même, le chômage reste l’un des grands défis auxquels l’actuel chef de l’Etat n’a pas su faire face. Par ailleurs, malgré un bilan quelque peu flatteur, Macky Sall est loin de faire l’unanimité, même dans son propre camp où son charisme est remis en cause.

8. Un pays assez stable, démocratique. Est-ce que c’est la fin de l’exception sénégalaise ?

Dans son bilan, Macky Sall peut bien affirmer avoir maintenu la stabilité du pays dans une région en proie à de graves troubles permanents comme au Mali, au Burkinafaso ou encore en Guinée Conakry. Le Sénégal, hormis ces passages à vide liés à des velléités de positionnement, est un pays stable et paisible, même s’il y a la persistance du conflit casamançais qui reste limité dans le sud du pays.

Dans l’histoire politique du Sénégal, le cas Ousmane Sonko est loin d’être une exception. Le pays a traversé d’autres épisodes bien plus sombres et a su s’en tirer, non sans dommages bien sûr. Néanmoins, avec la crainte d’un embrasement généralisé, le pays risque de connaître l’une de ses plus sombres pages de l’histoire et pourrait éprouver de la peine à s’en remettre. Le sort du pays est entre les mains du seul Macky Sall. Mais d’ores et déjà, ce qui est sûr, c’est que le Sénégal pâtit de la situation actuelle sur le plan démocratique.

9. Sonko, BobyWine, Malema… Est-ce que c’est l’émergence d’une nouvelle opposition en Afrique, jeune, radicale ?

Ousmane Sonko

Le style d’Ousmane Sonko rappelle bien d’autres figures émergentes du continent. Avec leur franc-parler qui s’inspire de grandes figures que l’Afrique a connues il y a bien des décennies : Thomas Sankara, Julius Nyerere et autres Kouame Nkrumah, semblent bien avoir tracé la voie aux biens nommés BobyWine d’Ouganda et Julius Malema d’Afrique du Sud. Mais ces jeunes qui portent l’ambition partagée des populations africaines constituent pour l’instant une bien mince minorité dont la voix est malheureusement étouffée par la solidarité négative de nos dirigeants.

N’empêche, des mouvements militantistes peuvent prendre de l’ampleur avec l’aide d’autres personnages comme le Béninois Kémi Séba, la Camerounaise Nathalie Yamb et autres Claudy Siar de RFI. La force de mobilisation de ces derniers qui ne portent pas sur un pays particulier, mais sur le continent, pourrait éveiller la conscience d’une jeunesse qui rêve d’un bien meilleur futur.

10. La presse est-elle toujours libre au Sénégal?

Le sort des Sonko et d’autres opposants seraient sans doute plus sombre sans la présence d’une presse vaillante. La presse sénégalaise est sans nul doute l’une des plus actives et ouvertes en Afrique. Elle a même connu des heures plus glorieuses avec l’arrivée d’Abdoulaye Wade qui, d’entrée, a montré son soutien, en acceptant de dépénaliser les délits de presse.
Un élan que Macky Sall a emprunté quand il a pris les rênes du pouvoir, en jurant qu’aucun journaliste ne sera emprisonné sous sa présidence. Mais il a fini par se dédire avec la détention l’année dernière de Pape Alé Niang, directeur du site Dakar Matin, qui avait été poursuivi pour diffusion de fausses nouvelles. Certes la presse sénégalaise accuse bien des lacunes, mais elle a acquis une liberté que n’est pas près de s’effriter.

*Frank Kaze
Franck Kaze est un journaliste burundais formé au Sénégal où il a obtenu une maîtrise en journalisme à l’Institut supérieur des sciences de l’information et de la communication (ISSIC) à Dakar. Consultant formateur en journalisme et communication, il a voyagé dans divers pays africains, comme le Mali, la Guinée Conakry, le Togo, le Tchad, la RDC, etc. Journaliste et analyste respecté, il vit aujourd’hui en exil au Rwanda.

Forum des lecteurs d'Iwacu

2 réactions
  1. hakizimana

    Je tiens à dire merci pour les éclaircissements de taille données par cet éminent journaliste. Je pense que le problème sénégalais n’est pas un cas isolé en Afrique. Le nœud de tous les dangers c’est le verrouillage constitutionnel et la manipulation du système judiciaire en Afrique. Archange Touadera est en train de faire la même chose que macky sall en 2016. Moi j’ai deux propositions pour résoudre la question des troisièmes mandats.
    Primo, comme les juristes africains ne comprennent pas le chiffre trois de la même façon , il faut poser la question aux mathématiciens.
    secundo, comme il est rare en Afrique qu’un président africain fasse un seul mandat et céde la place aux autre, il faut par combiner les deux mandat en un seul mandat. Faire un mandat de 10 ans plutôt que 2 mandat de 5 ans. comme ça , je pense qu’au cours de son unique mandat un président aura peu de tentation de modifier la constitution. en effet, j’ai tendance à penser que les partisans d’un 3 mandats ne savent pas qu’a l’origines la limitation du nombre de mandat est beaucoup plus destinée à Eviter qu’une seule personne ne reste pas une longue période au pouvoir plutôt que des tranches de mandats.

  2. Gugusse

    Merci Frank! Enfin quelqu’un qui se frotte, et avec compétence, à l’actu internationale. Nous sommes trop nombrilistes.

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