A Gitega, le tribunal a décidé de mettre l’affaire dite « Kiraranganya » en délibéré afin de statuer sur l’intervention forcée de l’Etat du Burundi. Mais rien n’est joué, des ayants-droit demandent la réouverture des débats sur le dossier qui s’enlise.
L’affaire « Kiraranganya » semble très facile en apparence. Pour rappel, le Prince Kiraranganya décède en 1957. Il laisse trois épouses selon plusieurs sources : Thérèse Gahimbare, mère d’Antoine Hodari, Marie Kwezi, mère de Tharcisse Kiraranganya, et Marthe Muhimbare, mère de Boniface Kiraranganya. Avant sa mort, le Prince Joseph Kiraranganya vivait avec Marthe Muhimbare sur la colline Mubuga. Avec cette épouse, il a eu un fils, Boniface Kiraranganya, le père de Joseph Kira et Eric Kira, qui vit actuellement au Canada. Le Prince Kiraranganya est décédé en laissant Marthe Muhimbare sur la propriété litigieuse.
A l’insu des autres héritiers, Eric Kira, fils de Boniface Kiraranganya et petit-fils du Prince Kiraranganya, se fit délivrer le 7 novembre 2010, comme le montre un document du conservateur des titres fonciers, un certificat d’enregistrement de la propriété foncière familiale « Mubuga – Mirama », cadastrée sous le numéro 03 / 1432 / GIT.R de 16ha 92 a 76 ca.
Le 7 novembre 2016, Eric Kira obtient, sans que les autres cohéritiers le sachent, un autre certificat d’enregistrement sur la propriété foncière de la famille de « Mirama » cadastrée sous le numéro 03 / 2974 / GIT R de 3 ha 22 a 81 ca 73 %. Le certificat d’enregistrement porte le numéro E.1XXIX folio 117. Boniface Kiraranganya meurt le 25 août 2017 sans laisser de testament.
Et le bail de la discorde entre en jeu. Le 31 août 2018, Eric Kira passa un contrat de bail emphytéotique de 25 ans portant sur la propriété litigieuse, avec la Société Gigawatt Global Burundi pour la construction d’une centrale photovoltaïque.
Comme le montre un acte notarié, Eric Kira était représenté par Jean Jacques Nyenimigabo, ancien ministre de la Jeunesse et des Sports et à l’époque conseiller principal à la présidence de la République, tandis que la société GIGAWATT GLOBAL BURUNDI S.A était représentée par un certain Michael Fichtenberg. Ce bail emphytéotique est consenti et accepté moyennant une redevance annuelle fixée à 58.242, 60 dollars américains par an.
La famille monte au créneau
Une réunion de famille est organisée le 10 décembre 2019. Les descendants d’Antoine Hodari et les descendants de Tharcisse Kiraranganya sont présents ainsi qu’Eric Kira de la succession Boniface Kiraranganya.
« L’objectif principal de cette réunion familiale était de résoudre les litiges fonciers liés au fait que Mr Kira Eric, fils de Kiraranganya Boniface, s’était approprié lui seul une propriété familiale, située à Mubuga en province de Gitega, avec un titre de propriété en son nom, alors qu’il s’agit d’une propriété familiale de feu Kiraranganya Joseph », lit-on dans le procès-verbal (PV) de la réunion.
Les descendants de feu Joseph Kiraranganya assurent qu’ils désirent vivement que ce grand projet de construction d’une centrale solaire de 7.5 MW par Gigawatt Global puisse continuer pour l’intérêt de toute la nation burundaise, mais qu’on rétablisse tous les ayant droit de cette propriété familiale dans leurs droits de copropriété.
« Au cours de cette réunion, Mr Kira Eric a reconnu que cette propriété ne lui appartient pas à lui seul et que c’est plutôt une propriété familiale de feu Kiraranganya Joseph qui a eu trois fils : Hodari Antoine, Kiraranganya Tharcisse et Kiraranganya Boniface », mentionne le P.V.
Comme solution à ce litige, les descendants se sont convenus que le titre de propriété devrait être changé immédiatement pour y inclure les autres ayants droit comme copropriétaires. « Il a été demandé à Kira Eric d’envoyer une lettre officielle au Titre foncier de Gitega pour demander que le titre foncier qui portait son nom comme seul propriétaire, soit modifié et que tous les ayant droit de cette propriété y soient inscrits comme copropriétaires comme l’exige la loi burundaise et mettre en copie tous les ayants droit pour information ainsi que Gigawatt Global. » De plus, indique le PV, Eric Kira devrait informer également les investisseurs que les changements de copropriété ne remettront pas en cause les accords passés dans le cadre de la centrale solaire de Mubuga.
Eric Kira n’a pas apposé sa signature sur le PV, mais a signé un engagement dans ces termes : « Je soussigné Eric Kira propriétaire de la parcelle de Mubuga Cadastrée 03 / 29674 / Git prend l’engagement de mon plein gré de ne pas mettre en vente cette propriété durant la période de médiation de 5 mois avec la succession Tharcisse Kiraranganya, mais également la succession Antoine Hodari. Cette médiation devant mener à une solution satisfaisante à toutes les parties. En cas d’échec, chaque membre des parties pourra faire recours aux tribunaux burundais. »
Toutefois, les points d’accord de cette réunion et l’engagement pris par Eric Kira n’ont pas été suivis d’effet. Les successions Antoine Hodari et Tharcisse Kiraranganya engagent alors des actions en justice. Elles demandent le partage équitable de la propriété foncière de feu Joseph Kiraranganya, l’annulation du titre de propriété au nom d’Eric Kira et la saisie des loyers perçus et donnés par Gigawatt Global à Eric Kira et leur partage équitable.
Le grand-frère désavoue son petit-frère
Le procès s’enlise. Les audiences sont reportées à plusieurs reprises. Les plaignants se posent mille et une questions. L’audience du 25 juin 2021 à Gitega est tant attendue. Les plaignants et leurs avocats sont prêts pour la bataille. Le procès commence. A la surprise générale, les avocats de Joseph Kira, fils de Boniface Kiraranganya, petit-fils du Prince Joseph Kiraranganya et grand-frère d’Eric Kira, présentent au siège, ses conclusions en intervention volontaire.
Contre toute attente, il soutient les demandes des successions Tharcisse Kiraranganya et Antoine Hodari, issues des deux autres épouses de son père. « La demande de partage de la propriété commune est bien fondée parce qu’il est de principe que les enfants du de cujus ont un droit égal à la succession. Celle-ci constitue une masse indivisible et doit être répartie équitablement entre les successibles sans discrimination aucune. »
Il souligne que le fait que l’endroit soit exploité pour l’intérêt général de développement ne peut déroger à cette règle. « Seulement pour le moment, tant que les panneaux solaires de Gigawatt Global existent sur le terrain et pour l’intérêt général que cette installation procure à la population environnante en particulier et au pays en général, ce partage n’est pas envisageable. Ce qui est possible pour la protection des intérêts de tous les successibles est le partage des fruits provenant de l’exploitation du bien commun. »
Pour lui, les fruits provenant de cette installation sur un bien commun doivent être partagés équitablement, « pas nécessairement en parts égales, mais en tenant compte aussi des efforts consentis par Eric Kira pour chercher les investisseurs. C’est un travail louable qu’il faut récompenser».
Joseph Kira soutient également l’annulation du titre de propriété au nom d’Eric Kira, son propre frère. « Il y a fraude de la part d’Eric dans la mesure où lui-même reconnaît que la propriété est commune, mais y a fait enregistrer deux certificats, l’une de 3 ha et l’autre de 16 ha. S’agit-il d’un morcellement, ou s’agit-il de deux propriétés différentes ? Si les 3 ha renseignés proviennent du même terrain inscrit sous le numéro E. 1 XV folio 108, il y a intention malhonnête de s’approprier l’autre moitié du terrain non renseigné aux autres copropriétaires lors de la réunion du 10 décembre 2019. S’il s’agit d’un morcellement, il a trompé la vigilance du conservateur qui a porté sur le second certificat des mentions fausses. » Si le conservateur avait eu des renseignements corrects, poursuit-il, il ne pouvait maintenir en l’état, le certificat numéro E.1 XV folio 108 établi sur l’ancien terrain qui renseignait une contenance de plus ou moins 16 ha, il devait l’annuler et établir un autre certificat avec la nouvelle contenance résultant du morcellement.
Sur les conclusions d’Eric Kira selon lesquelles qu’après la mort de Marthe Muhimbare, son seul fils, Boniface Kiraranganya, qui était encore en vie, pouvait prétendre à sa succession, son grand-frère n’est pas de cet avis : « Il oublie que feu Joseph Kiraranganya avait d’autres enfants qui avaient laissé des progénitures et que leurs descendants, réunis dans ce que l’on appelle communément ‘’les successions’’, ont le droit d’hériter de la part revenant à leurs pères respectifs. »
Joseph Kira ajoute qu’Eric Kira prétend que Boniface Kiraranganya aurait demandé à ses enfants de s’occuper de la gestion du terrain de Mirama et que Joseph Kira lui aurait répondu qu’il ne s’intéressait pas à cette propriété. « C’est aussi un mensonge. Seulement, au moment où Eric Kira faisait des démarches pour faire enregistrer les propriétés familiales en son nom personnel, je travaillais à l’étranger dans un autre pays africain pour le compte des Nations unies et de l’Union européenne».
Selon ses avocats, Joseph Kira, tous comme les autres héritiers légitimes descendants de Joseph Kiraranganya, chacun en ce qui le concerne, a droit à sa part dans la masse successorale qui sera dévolue à son feu père. Joseph Kira demande au tribunal de dire que la propriété litigieuse entre dans la succession de Kiraranganya Joseph, et qu’elle sera partagée en trois parts à savoir les successions Antoine Hodari, Tharcisse Kiraranganya et Boniface Kiraranganya. « D’ordonner l’annulation des certificats d’enregistrement. Dire que le terrain couvert par les installations de Gigawatt Global ne sera pas partagé et restera la propriété commune, mais que les loyers seront partagés en 3 parts et trimestriellement déposés au compte du tribunal qui procédera à leur partage».
La réouverture du dossier pour vider le litige
L’audience du 25 juin 2021 n’a pas satisfait les avocats des parties au conflit surtout les successions Antoine Hodari et Tharcisse Kiraranganya. Dans une correspondance envoyée à la présidente du Tribunal de Grande Instance de Gitega, les avocats s’expriment en ces termes : « L’audience du 25 juin 2021 s’est déroulée dans des conditions inhabituelles. La manière dont le siège a agi est illégale pour des raisons suivantes : le siège en prenant le dossier en délibéré malgré notre opposition a délibérément violé les droits de la défense et du principe du contradictoire consacrés respectivement par les articles 37 et 38 du Code de procédure civile et l’article 72 du même Code qui interdit le juge d’ordonner d’office l’intervention forcée. »
D’après ces avocats, l’article 37 consacre que les parties doivent faire connaître en temps utile les moyens de fait et de droit sur lesquels elles fondent leurs prétentions et les éléments de preuve qu’elles invoquent afin que chacune soit à même d’organiser sa défense. « Sur base de cette disposition, en décidant de prendre le dossier en délibéré pour statuer sur l’intervention forcée de l’Etat du Burundi sans toutefois prendre soin d’écouter les observations de toutes les parties au procès, le siège a entravé le principe du contradictoire et son attitude mérite d’être corrigée par la réouverture des débats afin de permettre toutes les parties régulièrement assignées de comparaître et défendre leurs intérêts».
De plus, poursuivent les avocats, l’article 38 du Code de procédure civile à son tour dispose que le juge doit, en toute circonstance, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction. Selon les avocats, les parties sont invitées à présenter leurs observations. En prenant cette décision de statuer sur l’intervention forcée de l’Etat, le siège risquerait aussi de passer outre l’article 72 du Code de procédure civile qui nous enseigne que le juge ne peut ordonner d’office l’intervention forcée.
En raison de toutes ces irrégularités, concluent les avocats, ils prient la présidente de TGI Gitega, d’ordonner la réouverture des débats en vue d’une bonne administration de la justice et d’une prévention du risque d’un jugement rendu en violation des règles de procédure et susceptible d’appel. Affaire à suivre.