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A la recherche du temps perdu

05/05/2013 Commentaires fermés sur A la recherche du temps perdu

Tout à l’heure, le klaxon a sonné. Quand ils sont entrés dans la vaste parcelle, exclamations émues : " Pas de doute, c’est bien ici. Regardez-moi les trois petites fenêtres ", lance Magdalina, la gorge serrée. Paul, la main à la bouche lâche après quelques minutes : " Je vais presque devenir sentimental…" Et les souvenirs se sont déversés, en cascade. Cela fait quelque chose, quand on est belge, de revisiter la maison que l’on a quittée en 1961. Le récit, retranscrit.

<doc3097|left>Nous sommes à l’Avenue Septembre, quartier Rohero, à Bujumbura. Nous sommes Paul et Magdalina Van Hoeck, enfants du juge Albert Van Hoeck, belges. Pour retrouver cette maison construite en 1953 et que nous avons quittée en 1961, nous nous sommes servis d’un point cardinal : la belle bâtisse blanche, là-haut à Kiriri, l’ex-Collège des Jésuites. Enfants, nous savions qu’elle était toujours à gauche de l’entrée de notre maison. Et puis, il y a ces deux portails…
Oui, les souvenirs reviennent.

Les prisonniers, habillés comme des Dalton, en jaune et noir, se rependaient dans le vaste espace herbeux de l’autre côté de la haie en arbustes qui ceignait notre maison. Chaînes aux pieds. Les maisons n’avaient pas de clôtures en pierre, comme ce que nous voyons maintenant. Nous les regardions faire avec des coupe-coupe, ces Dalton de notre enfance. Ils coupaient l’herbe dans ce qui est maintenant devenu le Jardin public.

Quand nous en avions assez de ce spectacle, nous retournions à notre barza. Oui, ici, tu vois, ici. Nous jouions, et notre coco [perroquet] jasait tout le temps, surtout quand des vendeuses passaient avec des tomates à l’intention de ma mère. Elle adorait les prunes du Japon, qu’elle appelait " des œufs rouges ", se souvient ma sœur. Il y avait aussi des chasseurs de léopards qui apportaient des peaux. Mon père en a acheté deux, que nous conservons en Belgique.

Ah! J’oubliais de dire que notre coco est mort après s’être bagarré avec une vipère. Nous avons retrouvé les deux corps inanimés dans la cage placée juste près de l’entrée principale de notre maison.

A l’époque, dans cette vaste parcelle, autrefois notre maison, il y avait beaucoup d’herbes. Là un papayer, dans lequel, moi, Paul, je montais souvent pour ramener de juteux fruits. Je me suis foulé le pied à plusieurs reprises, à la descente de l’arbre. Du côté sud de la parcelle, un cactus. Et dans le jardin, deux tortues, mignonnes comme tout. " Nous avions peint l’une en blanc pour ne pas les confondre ", me rappelle Magdalina. Elle rit.

" Pouvons-nous entrer ? ", je demande aux gardiens de la maison. Ils me disent : " Oui, pas de problème ! " Les clés fouillent la serrure de la porte. Qui s’ouvre. Et les souvenirs affluent.

" Ooh!, la porte, toujours la même !" s’exclame mon frère. Juste avant d’entrer, je revois ma chute de la grande fenêtre qui m’a valu une large cicatrice à la nuque. " Touche ici, Paul, touche pour sentir ! ", je lance. Il ne m’écoute pas. Il est entré. Moi aussi, j’entre. La salle à manger. La cuisine. Le bureau de notre père ! " Il rentrait chaque après-midi avec une pile de documents et il s’y enfermait pour une grande partie de la nuit", lance Paul au journaliste qui nous accompagne.

Je ne me retiens plus : " Puis-je prendre les photos ? ", je demande aux gardiens de la maison. Ils rient. Je sors mon appareil et clac!, clac!, je prends tout.
Le corridor qui longe le salon côté nord, et qui donne sur les chambres des garçons, puis celle des filles, puis celle des parents. Il y avait notre frère aîné, Rudy, suivi de Ana, puis de Paul, et enfin moi, Magdalina. Je suis née à l’Hôpital Rodin, en 1953. Plus tard, il s’appellera la Clinique Prince Louis Rwagasore. « A ce moment-là, il y avait de l’électricité, une chance », me dira ma mère. Car les trois autres bébés qui sont nés après moi ont été accueillis par la lumière d’une bougie.

A 14h, quand nous étions en vacances, ou pas, d’ailleurs, nos parents avaient une petite sieste. La consigne était stricte : pas de bruits aux alentours de leur chambre. Nous jouions loin. En chuchotant.

Je m’aventurais jusqu’au vaste espace plein d’herbes et de sable, là devant notre maison, " Le Jardin public ", me rappelle encore une fois le journaliste. Et les enfants noirs venaient, me touchaient tout le temps, fascinés par la couleur de ma peau, et ma mère était un peu énervée, j’étais en jupe et elle me ramenait à la maison.

Nous étudions à l’École Stella Matutina. Nous n’avions pas d’uniforme. Mon père enfilait toujours le belle tenue en rouge et blanc du Père Saint-Nicholas de l’établissement. Les cours de la matinée, c’était de 8h à 12h. Puis une pause d’une heure et demie, durant laquelle mon père, ou ma mère, venait nous prendre pour le diner. " C’était une Peugeot, numéro 403 ", me lance mon frère. Je ris. Mes mains se serrent.

De 13h30 à 15h30, nous étions encore à l’école, puis nous quittions l’établissement pour l’Entente sportive. Nager, avec des amis. Je pense que nos parents le faisaient pour nous calmer, aussi, et rester tranquilles à deux à la maison. Et il y avait de quoi. Dans la pause de midi, j’avais été voir mes voisins qui habitaient à trois ou quatre dans de petites huttes, juste derrière notre maison. Je ne pouvais pas résister: ils avaient de si bons maïs grillés! Stella Matutina. Que de souvenirs.

C’était une école réservée uniquement aux Blancs. Tout était comme dans l’apartheid de l’Afrique du Sud, que nous allions découvrir plus tard, de retour en Belgique. Selon la couleur de la peau, tout était séparé. Nous étions des enfants.
Notre père était juge au Tribunal, même durant les durs moments de l’assassinat de Rwagasore. " Durant les weekends, nos parents avaient toujours des compétitions de tennis. Entre Blancs ", se rappelle ma sœur. Nous jouions avec des enfants noirs, là dans le futur Jardin public, et quelques autres, très rares, à l’Entente sportive.

Mon père avait un petit bateau en bois à moteur, avec des bancs, dans lequel nous montions pour des après-midi de pêche sur le Tanganyika. {Sangala}, {capitaine}, {mukeke}, que de poissons… Que c’était très bon.
Bujumbura, à l’époque, c’était autour de 50.000 habitants. Une ville propre, à l’époque. Maintenant, il y a des détritus dans les rues, des trous aussi. Usumbura : il y avait beaucoup d’Asiatiques, autour de 5.000 Belges, et de nombreux travailleurs du Congo. Autour de nous, les Noirs [ " Je ne vous blesse pas ? ", je demande au journaliste, qui me répond : " C’est le terme utilisé à l’époque, non ? "] parlaient kirundi, et swahili. Moi-même je sais compter en swahili jusqu’à dix: {" Moja, mbili, tatu, …, nane, tisa, kumi! "}

Notre frère aîné étudiait à Bukavu, dans le Collège des Jésuites d’Alfajiri. Nous allions le voir deux fois par mois. Nous en profitions pour nous baigner dans le lac à Uvira. Le Tanganyika, c’était bon pour la pêche, mais pour la nage, c’était un peu dangereux. Il y avait tellement d’hippopotames. " Je revois cet après-midi où l’on doit courir, courir, avec ma mère, pour échapper à des hippos qui sortent de l’eau ", me lance ma soeur. Elle me regarde avec des yeux rieurs. Que de souvenirs qui reviennent…

<doc3096|left>Nous vivions avec trois Burundais, à la maison. Venuste, qui cuisinait avec ma mère. Suzanne et Ferdinand s’occupaient des chambres et du jardin. Nous avions aussi un {mugabo}, le gardien, pour la sécurité.
A cette époque, nous ne savions rien des ethnies. Nous étions des enfants, nous ne sentions rien. C’est quand nous rentrerons en Belgique, que nous lirons des livres de notre père sur le Burundi, et le Rwanda où il avait été conseiller du roi Mutara, que nous comprendrons. Que Venuste était Tutsi; Ferdinand, Suzanne et le {mugabo}, Hutu.
Oui, je me rappelle qu’à cette époque, les Belges favorisaient les Tutsi. Beaucoup de ceux qui travaillaient avec mon père étaient des Tutsi. Ma soeur sourit encore une fois. Avec pudeur. Se retient. Puis murmure : " Mes amis derrière les haies étaient Hutu, je pense …"

C’était l’époque coloniale. Des souvenirs reviennent, intenses.

Mon frère Paul a quitté le Burundi fin 1960, avec Paul. Moi, avec Ana et ma mère, nous avons quitté le pays plus tard, en 1961. Notre père partira, lui, vers juin-juillet 1962.

" Il a du vendre sa maison, sa voiture, nos jouets, tout, pour presque rien. " C’est mon frère qui parle. " Tout quitter, tout : il ne s’en remettra jamais. Après l’Afrique, il ne sera jamais plus juge. « Il a regretté toute sa vie. Il ne voulait pas partir. Il est décédé en 1993, juste avant le génocide. "

En 1961, quand nous arrivons en Belgique, il fait froid, très froid, nous atterrissons dans un appartement, petit, fermé, sans jardin. La nostalgie nous étreint, à Turnhout, le village natal de nos parents. Nous finirons par déménager à Anvers. Paul ? " Oui ". Silence. Un peu de gêne dans sa voix : " Retourner en Belgique, c’était l’enfer. Pour les parents, aussi ! " Il se tait.

La plus forte sensation que je garde de cette époque, ce sont les incroyables tremblements de terre qui secouent la terre, juste avant que nous quittions le pays. Cela a duré trois à quatre jours.

J’ai maintenant deux filles, l’une de 33 ans et l’autre de 34 ans. Dans un mois, je serai grand-mère. Elles m’ont écrit, hier : " Maman, c’est la première fois qu’on réalise que tu es née en Afrique. Nous voulons voir ton pays natal ! "

Il y a 51 ans, nous avons quitté notre belle demeure de Rohero. Cela fait quelque chose.

Ah! Il ne faut pas que le journaliste oublie de vous dire que notre maison d’enfance va été complètement rasée. " Je vais construire des appartements ", nous a dit son propriétaire. Il y avait peut-être des choses dans le regard de mon frère Paul : " C’est dommage, vraiment, je voudrais bien racheter cette maison ", a-t-il dit à l’intention du journaliste, qui griffonnait dans son carnet.

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