Jean Bigirimana est porté disparu depuis le 22 juillet 2016. Cinq ans déjà. Les journalistes du Groupe de presse Iwacu se sont recueillis devant la photo de leur collègue qui se trouve dans les enceintes du journal. Le dimanche 18 juillet 2021, une équipe du journal Iwacu est allée rendre visite à sa famille, à Cankuzo. Un moment d’émotion intense.
Par Fabrice Manirakiza, Agnès Ndirubusa et Rénovat Ndabashinze
Comme à l’accoutumée depuis la disparition de Jean Bigirimana, ses collègues du Groupe de presse Iwacu s’étaient rassemblés, ce jeudi 22 juillet 2021, devant la photo de Jean pour se recueillir. Un moment toujours pénible. Une gerbe de fleurs a été déposée devant la photo par les deux plus jeunes journalistes du Groupe de presse Iwacu. « Cher Jean, 5 ans déjà que tu n’es pas là. Nous ne t’oublions pas », peut-on lire sur la gerbe de fleurs. Plusieurs journalistes de différents médias étaient venus se joindre à leurs collègues.
« Cinq ans après, la douleur est toujours la même. Les questions que nous avons posées, il y a 5 ans, sont toujours les mêmes. Nous les posons de nouveau, nous les poserons encore demain. Jusqu’à ce que nous obtenions une réponse : où est Jean ? Il n’a commis aucun crime », a déclaré Léandre Sikuyavuga, directeur du Groupe de Presse. Dans son discours pour ce 5ème triste anniversaire, il a rappelé que la vie humaine est sacrée. « Jean était un fils, un frère, un père. Jean était un citoyen du Burundi. Jean n’a commis aucun crime. Jean n’a connu aucun procès », a-t-il souligné.
A ceux qui ont la mort de notre collègue sur la conscience, M. Sikuyavuga a demandé de parler au moins. Et ce, afin de soulager leur conscience et l’attente insoutenable de la famille.
Un message aussi aux collègues : « Merci d’être restés debout. Merci d’avoir vaincu la peur. Merci d’avoir gardé la flamme allumée. » D’après lui, c’est le meilleur moyen d’honorer Jean.
Revenant sur la famille du journaliste porté-disparu, il a signalé que c’est une famille éplorée mais digne : « Cette dignité dans la douleur l’honore.»
Il a ainsi adressé un message à son épouse Godeberthe et ses deux fils : « Gardez courage, nous pensons toujours à vous et la vérité finira par éclater. » Et de souligner qu’Iwacu va toujours réclamer justice pour Jean Bigirimana.
Une famille résignée, mais digne
5 ans que Jean Bigirimana est « porté disparu ». Une phrase très lourde au Burundi. Notre collègue a été enlevé le 22 juillet 2016 à Bugarama en province Muramvya. Pour Iwacu, c’est comme si c’était hier. Les souvenirs sont vivaces. Un appel à la rédaction d’une personne inconnue. Depuis un petit kiosque à Bugarama, il nous annonce que « Jean vient d’être embarqué ». Un dernier coup de fil de Jean un peu plus tard, une voix à peine audible. Peut-être qu’il avait déjà compris que c’était son dernier message. Puis, il y a eu nos recherches, toute une rédaction mobilisée. Nous avons arpenté monts et vallées dans la région où notre collègue a été aperçu pour la dernière fois. Il y a eu cette information donnée par un habitant du coin qui nous a dit de « chercher du côté de la Mubarazi, dans une sorte de crevasse. » Et là, nous avons découvert deux corps boursouflés, flottant dans la Mubarazi. Une vision horrible. L’un des corps a été décapité. En état de décomposition avancé, impossible de les identifier. Jean était-il un des deux ? Personne ne peut le dire. HRW et Iwacu demanderont aux autorités de réaliser un test ADN sur les deux corps. En vain.
Cinq ans sont passés. Il est 11 heures ce dimanche 18 juillet. L’équipe d’Iwacu arrive au chef-lieu de la province Cankuzo. Le petit-frère de « John », comme il l’appelle affectueusement, nous attend.
Il nous reconnaît, car ce n’est pas la première fois que des journalistes d’Iwacu se rendent chez Jean Bigirimana. On prend la route Cankuzo-Mishisha. Arrivée chez « John ». Son père est là, il nous attend ainsi que les autres frères de Jean.
Sa mère est retenue à Bujumbura. Les voisins de la famille nous regardent curieusement. Nous entrons dans la maison.
Une chose nous frappe : quelqu’un ferme immédiatement la porte à clé après notre entrée. On n’ose pas demander pourquoi. Besoin d’intimité ? Peur ? Peut-être que la petite famille éprouvée ne veut pas ameuter tout le village.
Le chef de la délégation et directeur des rédactions, Abbas Mbazumutima, prend la parole. Le moment est solennel : « Nous sommes venus voir comment se porte la famille de notre frère Jean Bigirimana et la consoler. Nous ne ménageons aucun effort pour savoir ce qui lui est arrivé. C’était un journaliste intrépide et intègre ».
Le père de Jean est visiblement ému. « Vous êtes les seuls à vous intéresser à nous. On n’a jamais vu d’autres personnes venir nous voir après ce qui s’est passé ».
Le père est triste, mais il reste souriant. Aucune colère, aucun mot déplacé. Il n’accuse personne. Juste quelques mots qui traduisent une sorte de résignation. « On ne sait plus à quel saint se vouer. On aimerait savoir ce qui s’est passé. Merci au Journal Iwacu de se souvenir de lui. » Le père de Jean Bigirimana incarne cette dignité des vrais Bashingantahe qui gardent la maîtrise de leurs sentiments dans toutes les circonstances.
Le petit-frère de Jean Bigirimana lui est dévasté. « John était le pilier de la famille. C’est lui qui subvenait aux besoins de notre famille qui payait le minerval des petits frères et petites sœurs ». C’est une famille modeste.
Selon lui, il était toujours aux côtés de ses frères et sœurs. « La perte est énorme. Le chagrin est immense. Mais, à qui demander des comptes ? » La question du père de notre collègue reste sans réponse.
Le petit-frère de Jean nous dit qu’il a appris qu’il y a une grande photo de son frère affichée dans la cour du Groupe de presse Iwacu. « J’aimerais un jour venir la voir et me recueillir. Vous avez fait une bonne chose ».
Il nous exhorte de demander à tout bienfaiteur potentiel d’aider l’épouse et les enfants de notre collègue qui vivent démunis en exil. « Ils ont besoin d’un soutien matériel et moral. »
Puis, au nom d’Iwacu et de tous les journalistes, Abbas Mbazumutima va remettre à la famille quelques vivres et une modeste enveloppe. Dans le petit salon, avec la famille, nous parlons peu. Une sorte de communion, en silence. Chacun pense à Jean Bigirimana et cette question toujours atroce. « Où-est-il ?»
Rappel des faits
Vendredi 22 juillet 2016 : le journaliste Jean Bigirimana est enlevé. Cela s’est passé à Bugarama, commune et province Muramvya. Il avait participé dans la conférence de rédaction. Et après, il est parti à Bugarama sur appel d’un certain Abel Ahishakiye, natif de Bukeye, même province. Il serait un informateur du Service national de renseignement (SNR).
Quelques jours, Iwacu a porté plainte contre X et l’équipe de la rubrique Investigation a été mobilisée pour mener une enquête pour retrouver Jean Bigirimana.
5 août 2016 : Une source à Muramvya indique qu’il y a un cadavre dans la rivière Mubarazi. Dans l’après-midi, l’opération ‘’Finding Jean’’ commence. Une équipe de reporters d’Iwacu se met en route vers là. Malheureusement, ce jour, la tombée de la nuit ne va pas permettre la poursuite de l’enquête. Sidérée, l’équipe rebrousse chemin vers Bujumbura.
C’est durant même cette journée du 5 août 2016, que la Commission nationale indépendante des droits de l’homme (Cnidh) a tenu un point de presse où elle s’est dite préoccupée par la disparition du journaliste Jean Bigirimana. Jean-Baptiste Baribonekeza, le président d’alors, a demandé à la police de poursuivre avec force l’enquête déjà ouverte en concentrant son attention sur la zone de Bugarama. Alors que certaines sources disaient que ce journaliste serait emprisonné dans un cachot de la documentation, la Cnidh a dit ne pas être au courant d’un quelconque cachot du SNR à Muramvya.
Samedi 6 août 2016 : Renforcée, l’équipe des reporters retournent à Muramvya. Cette fois, ils se retrouvent accompagnés. Par surprise, le chef de poste de police à Muramvya est sur place. Une équipe de la Cnidh débarque aussi. Le procureur de la République à Muramvya est également là. Une ambulance a été mobilisée avec un médecin légiste à bord. Le SNR est aussi présent. Cette journée ne va pas aussi produire de résultats.
Dimanche 7 août 2016 : Engagés, déterminés, seuls, les reporters d’Iwacu retournent dans la vallée de Mubarazi. Cette fois-ci, un corps sans vie est découvert dans la Mubarazi. Il est décapité.
Mercredi 10 août 2016 : Alors que la police, des agents de la Croix-Rouge s’apprêtaient à repêcher un cadavre, un autre corps sans vie a été découvert dans la rivière Mubarazi. Après plusieurs tentatives, les policiers vont parvenir à repêcher les deux corps. Ils seront vite évacués vers l’hôpital de Muramvya.
Le 11 août 2016 : Abel Ahishakiye, l’informateur du SNR qui a appelé Jean Bigirimana avant sa disparition, a été, à son tour, enlevé par des inconnus à bord d’un pick-up aux vitres teintées.
Vendredi 12 août 2016 : Via un tweet, Pierre Nkurikiye, alors porte-parole de la Police nationale a déclaré que les deux corps repêchés dans la Mubarazi ont été identifiés. « Pas de Jean. Le parquet de Muramvya dirige la suite », a-t-il souligné, sans préciser qui étaient-ils, exactement.
16 août 2016 : Malgré les demandes de test ADN pour identifier ces corps, les deux cadavres ont été inhumés, à Muramvya.
Par après, des organisations nationales des journalistes dont ABR (Association burundaise des radiodiffuseurs) ont adressé une lettre à feu président Pierre Nkurunziza pour demander de bien instruire ses services pour que Jean Bigirimana retrouve sa liberté s’il est encore vivant ou de remettre son corps à la famille. Un message relayé aussi par des organisations internationales comme Reporters Sans Frontières (RSF). « Nous demandons au président Nkurunziza d’exercer tout simplement son rôle de chef de l’Exécutif et de demander des comptes à ses services de renseignements pour que l’on sache où se trouve Jean aujourd’hui », a-t-elle lancé.
Lundi 17 septembre 2016 : Lors d’une conférence de presse, Sylvestre Nyandwi, le procureur général de la République, a appelé toute personne qui aurait des informations notamment sur la disparition de Jean Bigirimana, journaliste d’Iwacu, à les fournir. Il a annoncé que le dossier est ouvert au Parquet de Muramvya. A cette même occasion, il a accusé Iwacu de ne pas vouloir coopérer pour l’aboutissement de l’enquête.
Ce qui a provoqué la réaction d’Antoine Kaburahe, fondateur du Groupe de Presse Iwacu. Il a indiqué qu’Iwacu a vite contacté la Police et la Cnidh dès la disparition du journaliste Jean Bigirimana. « Iwacu n’avait aucun intérêt de garder une information permettant de retrouver le journaliste», a souligné M.Kaburahe. Pour démontrer la bonne volonté d’Iwacu de collaborer, il a d’ailleurs ajouté que des numéros de téléphones des gens qui ont attiré Jean dans le piège ont été donnés à la Police. Et Iwacu a demandé aussi des tests ADN pour identifier les deux corps. « Des requêtes qui n’ont pas eu de suite de la part de la Cnidh ni de la police », a-t-il déploré.
Deux ans après l’enlèvement et la disparition de Jean Bigirimana, menacés, son épouse et ses deux garçons ont quitté le pays pour se réfugier à l’étranger.
>>Réactions
Godeberthe Hakizimana : « Des tests ADN sur le corps décapité découvert dans la rivière Mubarazi »
Pour Madame Jean Bigirimana, des analyses ADN doivent être effectuées sur les deux corps retrouvés quelques jours après la disparition de son mari. « Je réclame des tests approfondis essentiellement sur le cadavre décapité ». Elle dit avoir été appelé à identifier ces cadavres mais que c’était dans des conditions difficiles. « On m’a appelé en catastrophe à Muramvya où j’ai retrouvé des corps en décomposition. Ce n’était pas évident pour moi. J’avais trop peur, sous le choc. Avec un peu de recul, j’imagine que le corps sans tête serait celui de Jean. Si nous avions été deux, j’aurais eu plus de courage pour bien vérifier. » Cette mère de deux enfants vit actuellement au Rwanda où elle s’est réfugiée après avoir reçu des menaces. Elle dit que le retour au pays est pour le moment inenvisageable. « Des agents du service national de renseignement m’ont escroquée. J’ai donné une grosse somme d’argent avec la promesse de revoir mon mari. Je crains que s’ils apprennent que je suis de retour, ils aient peur et cherchent à me nuire. »
Arnaud Froger, responsable du bureau Afrique de RSF : « 5 ans de silence et 5 ans d’opacité des autorités »
« 5 ans de silence et 5 ans d’opacité des autorités. Cela ne peut plus durer, » s’exclame Arnaud Froger, responsable du bureau Afrique de RSF. Selon lui, la normalisation de relations avec les médias souhaitée par le nouveau président burundais ne pourra jamais se concrétiser tant que prévaudra l’impunité. RSF continuera à se battre pour qu’une enquête sérieuse soit enfin menée afin de faire la lumière sur la disparition de Jean Bigirimana. « Les investigations doivent être relancées, des témoins interrogés et des analyses ADN effectuées sur les deux corps retrouvés peu de temps après la disparition du journaliste. »
Rachel Nicholson, chercheuse sur le Burundi à Amnesty International : « Que son sort soit révélé et que justice soit faite »
« Contrairement à la récente déclaration du président Evariste Ndayishimiye, Nous savons que le phénomène des disparitions forcées est une triste réalité au Burundi » indique Rachel Nicholson, chercheuse sur le Burundi à Amnesty International. Elle demande qu’après cinq ans après la disparition du journaliste Jean Bigirimana, son sort soit révélé et que justice soit faite.
Arlette Munezero : « Le dossier reste ouvert et les enquêtes sont en cours »
Selon le porte-parole du procureur général de la République, Arlette Munezero, le procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance de Muramvya a indiqué qu’au cours de la remise et reprise du dossier d’information ouvert dans l’affaire de Jean Bigirimana, le contenu fait état d’une descente effectué à l’hôpital de Muramvya pour procéder à l’identification des corps repêchés dans la rivière Mubarazi. La famille du disparu n’a pas pu identifier les corps. Arlette Munezero indique que le dossier reste ouvert et les enquêtes sont en cours, « mais le procureur regrette que les victimes ne soient plus venues aider dans les investigations. »
CPJ Africa (Committee to Protect Journalists) : « La communauté internationale doit insister sur les garanties concernant la sécurité des journalistes »
Le CPJ exhorte les responsables burundais à enquêter de manière crédible sur la disparition de Jean Bigirimana, comme une étape essentielle pour garantir que d’autres journalistes au Burundi se sentent en sécurité dans l’exercice de leur métier et pour envoyer le message que l’impunité dans les attaques contre la presse ne sera pas tolérée. D’après cette organisation, l’absence d’enquête sur la disparition de Jean Bigirimana met en évidence des problèmes plus larges dans l’environnement de la liberté de la presse au Burundi.
Cependant, indique CPJ Africa, le président Evariste Ndayishimiye a promis de protéger les droits de tous les Burundais à accéder à la justice et de respecter la liberté d’opinion. « Considérées au départ comme le signe de temps meilleurs, ces promesses sont restées largement lettre morte. Si le gouvernement accorde de l’importance à la réforme de la liberté de la presse, comme il le prétend, il doit démontrer cet engagement en menant enfin une enquête crédible sur la disparition de Jean Bigirimana. »
Pour CPJ Africa, une enquête crédible sur la disparition de Jean Bigirimana et l’obligation pour les personnes responsables de rendre des comptes dans le cadre de procédures équitables et transparentes pourraient démontrer que le gouvernement de Ndayishimiye est prêt à soutenir ses engagements déclarés en faveur de la liberté de la presse par des actions concrètes. « La communauté internationale doit insister sur les garanties concernant la sécurité des journalistes, y compris les enquêtes sur la disparition de Jean Bigirimana».