Des gaz lacrymogènes lancés parmi les journalistes qui manifestaient hier pour la libération de Hassan Ruvakuki. Ceci dans un contexte d’animosité entre pouvoirs publics et journalistes … Mais pourquoi tout cela ? Pour moi, il faut remonter à 2005, et la victoire du Cndd-Fdd.
Difficile de prédire les réactions dans des moments pareils, où le plus souvent l’émotion a tendance à l’emporter sur la raison. Difficile, en effet, de regarder impassiblement cette grenade lacrymogène qui tombe de nul part au milieu des journalistes en marche sans avoir un haut-le-cœur. Et si … ? Et si cela avait dégénéré ? Un geste de travers et c’est peut-être un blessé grave, ou …
Bref, pour couper court aux supputations les unes plus graves que les autres, la question qui me revient à l’esprit est : « Pourquoi cette violence ? », en écho au Rédacteur en chef d’Iwacu. Faute de réponse immédiate (les réactions de la police pourront peut-être éclaircir la chronologie de cette manifestation qui, au demeurant, avait une visée pacifique) et en attendant que le -désormais latent- débat sur la légalité de la tenue de ces manifestations hebdomadaires chauffe encore plus, mon regard se tourne vers le temps. Pourquoi cette violence, certes donc, mais, plus généralement, « pourquoi ce contexte d’animosité entre pouvoirs publics et journalistes ? » Après des mois et des mois de ruminement, j’ai décidé de tourner le regard vers le temps.
Le présent ne s’explique jamais sans le passé.
2005.
La scène se joue au Stade Prince Louis Rwagasore, un certain 18 décembre. Le Cndd-Fdd, commémore sa large victoire aux élections tenues quelques mois avant. Devant les militants chauffés à blanc, le président du parti, Hussein Radjabu, « remercie les médias pour avoir bien presté [durant les élections], à l’exception de la radio Isanganiro », qu’il accuse ouvertement de « tendre le micro à des détracteurs politiques », auxquels il donne le surnom d’Ibigaba. Le terme est fort, politiquement, et il révèle la nature des relations qui existaient entre le parti au pouvoir et les médias lors des scrutins.
En kirundi, un enfant est ikigaba s’il n’écoute pas les conseils, s’il en fait à sa tête, passant outre ce que le parent ou l’enseignant lui demande par exemple de faire. Près de quatre mois donc après la prestation de serment de Pierre Nkurunziza comme sixième président de la République du Burundi, le gouvernement Cndd-Fdd voyait déjà des Ibigaba, ceux qui ne voulaient pas adhérer à la ligne du parti.
Par opposition à ces derniers, implicitement étaient cités tous ceux qui avaient, d’une manière ou d’une autre, « contribué à l’accession du Cndd-Fdd au pouvoir », pour reprendre l’expression d’un nom célèbre de la blogosphère burundaise. Ces remerciements allaient notamment aux médias qui avaient accordé la parole au mouvement encore au maquis, appelé Onésime Nduwimana, son porte-parole, pour un éclaircissement, donné des interviews à « Pita » lors des négociations, etc.
Et ils ont payé cher cette manière de faire, avec un cas emblématique : la Radio Publique Africaine – RPA alors dirigée par Alexis Sinduhije (actuellement président du MSD). Elle sera mise sous scellés vendredi 22 juillet 2005 par la police sur ordre du Conseil National de la Communication. La radio venait de passer outre la suspension pour une durée indéterminée du CNC, après avoir observé 48 heures d’interruption de ses émissions en guise de protestation et dans l’espoir que le Conseil lèverait sa décision. Le crime du médium, selon le CNC ? Entre autres « avoir violé la loi portant respect du pluralisme et de l’équilibre de l’information par les médias pendant la campagne électorale au Burundi » en « couvrant directement et uniquement les meetings de deux partis politiques sur la trentaine des formations engagées dans les élections communales et législatives. » Parmi ces deux partis, le Cndd-Fdd.
Dans les milieux de la presse burundaise, les témoignages sont légion sur l’appui de la presse locale dont a bénéficié le Cndd-Fdd lors du scrutin de 2005, et même avant. Et pas seulement par conscience professionnelle… Mais parce qu’aussi, le parti à l’aigle signifiait « le changement.» Ceux qui exerçaient déjà le métier à l’époque me précisent l’ambiance au sein du monde médiatique burundais : « On en avait marre du jeu entre le Frodebu et l’Uprona, on avait marre de la pression du CNC, on avait marre de la transition dont la fin n’était pas voulue par certains au pouvoir, en avait envie de changer, de voir autre chose … » Et c’est cet appel au changement qui se retrouvera par ailleurs dans les urnes, avec la victoire nette du Cndd-Fdd sur le Frodebu et l’Uprona (55,5 % contre des sièges contre respectivement 24,50 % et 8,1 % ).
Près de huit ans plus tard, la même accusation que le Frodebu portait sur les médias est celle que j’entends souvent de la part des membres du Cndd-Fdd : « Les journalistes travaillent pour l’opposition. » Il y a quelques mois, je rendais visite à une famille à Bujumbura et j’eus le plaisir de tomber sur une Mukenyererarugamba ((Membre de la ligue des femmes du Cndd-Fdd)) qui, après ma présentation comme journaliste à Iwacu, sursauta : « Ah ! Tu travailles pour ce journal de l’opposition ? »
Pourquoi cette réaction ?, me demandé-je depuis, en écho à la question d’introduction de cet article. Pourquoi ces interviews refusées, ces coups de fil auxquels on ne répond pas, cette méfiance presqu’instinctive de certains responsables publics quand ils sont en présence des journalistes, même sept ans après l’exercice de fonctions républicaines ? Pourquoi ce matériel d’un collègue confisqué par les forces de l’ordre (ils finiront pas le lui rendre) au nord du pays, juste parce qu’il est d’Iwacu ?
Cette question m’a hanté des semaines et des semaines, fait rencontrer des dizaines et des dizaines de sources. Au delà des lacunes que peut recéler le travail journalistique burundais et au delà de l’interprétation, souvent fausse, dont se font certains sur le métier, j’en suis arrivé à une réponse simple : pour avoir été soutenu en 2005, le Cndd-Fdd sait qu’il est possible de « travailler », en tant que parti politique, avec les journalistes burundais : « Puisqu’ils l’ont fait pour nous, pourquoi ne le feraient-ils pas pour les autres, alors que le prétexte du changement est de nouveau sur la table … », se disent, à mon avis, les stratèges du Cndd-Fdd.
La sagesse burundaise ne dit-elle pas que umuntu ntatinya ishamba, atinya ico vyahuriyemwo ? – L’humain ne craint pas la forêt, mais ce qu’il y a rencontré …
Quelque chose a donc changé depuis au moins le fameux discours de 2006 de Hussein Radhabu, où l’ancien homme-fort du parti au pouvoir se gargarisa contre « les médias trop bavards » en invoquant ironiquement le conte de Gahanga wishwe n’iki ((Conte allégorique en kirundi qu’on apprend au primaire et dans lequel deux voyageurs rencontrent un crâne : ils commencent à le questionner, se moquant bien de « ce qui aurait bien pu être l’origine de cette mort ». Le crâne, énigmatique, leur répond : « Je suis mort de mort d’homme. Vous, vous mourrez pour votre langue. »)). J’ai l’impression que le Cndd-Fdd a « découvert » qu’on ne peut avoir d’amis les journalistes. Ne souhaitant ne pas parler que de « ce qui se fait de bien dans le pays », toujours à la recherche de ce qui cloche, tendant volontiers le micro à l’opposition, peu encline à suivre les pérégrinations hebdomadaires du parti, … voilà l’image mauvaise que découvre de plus en plus, de la presse burundaise, les membres du parti au pouvoir. La lecture quotidienne du forum des commentaires sur notre site peut être une preuve éclatante de cette interprétation.
Au final, il existerait, presque, un « malentendu historique » entre les médias burundais, qui ont accompagné le Cndd-Fdd en 2005, et la situation actuelle du pays. La plus emblématique preuve réside dans cet éditorial d’Antoine Kaburahe intitulé : L’état de grâce est fini. D’un côté se lit l’impatience journalistique des résultats tangibles du changement annoncé. De l’autre côté, en écho, revient l’argumentaire politique du temps … Et plus justement le temps passe, plus l’impression de s’être fait rouler en croyant à l’ère du changement grandit dans la presse burundaise (et dans une certaine catégorie de l’opinion), à mon avis.
Il n’était pas du tout dans le tort, celui qui disait que « le journaliste est l’écrivain de l’instant. » Un sujet qu’il faut continuer à méditer.